Hiatus « Un coup de dés

Un coup de dés

Hiatus

Le Parc Saint Léger, implanté en zone rurale, se positionne comme un laboratoire pleinement engagé auprès des artistes et soucieux d'établir un réel dialogue avec le territoire. Complice du centre d’art depuis plusieurs années, c’est à double titre que l’artiste multi-casquette Aurélien Mole a été invité : photographe des expositions In Situ depuis 2007, il intervient en 2011 Hors les Murs pour le projet Minusubliminus. Également critique et historien d’art, il s’interroge ici, d’une manière singulière et prospective, sur le rôle des centres d’art ruraux comme producteurs d’un savoir en marge.

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Mon nom est Aurélien Mole, je suis historien de l’art. Je conclus en ce moment même la thèse que je devrai soutenir en septembre 2075, engagé dans la campagne internationale de récupération d’archives numériques, suite au Grand Krach de 2055. Ce qui me distingue de mes pairs qui exerçaient un demi-siècle plus tôt fait suite à cet acte de cyber terrorisme qui causa un hiatus dans la marche de l’humanité.

Tout comme l’invention de Gutenberg en son temps, le changement profond des rapports de l’Homme à l’information s’était pourtant faite de manière fluide. La puissance des ordinateurs avait crû de façon constante tandis que leurs composants se miniaturisaient. Cette croissance couplée avec les réseaux de télécommunication avait permis à l’orée des années 1980 de connecter entre eux des postes de travail distants de plusieurs centaines de kilomètres. Dès lors, la bande passante avait augmenté de concert avec la puissance des microprocesseurs, l’ordinateur de bureau était devenu familial, chacun était devenu son propre sténodactylo. Si la lenteur des premières connexions Internet prête à sourire, la quantité d’information échangeable augmenta à la vitesse de la lumière avec la fibre optique. En mois de vingt ans, les habitudes communicationnelles changèrent du tout au tout, permettant à chacun de devenir émetteur d’informations ; la quantité de données produites explosa. Les centres de données, bâtiments discrets renfermant des centaines de milliers de serveurs interconnectés, se multiplièrent sans parvenir au spectre de la saturation. Le stockage virtuel, appelé alors « nuage », permit à chacun de posséder un espace en ligne où accumuler ses données. Bien sûr, les médias du XXe siècle pâtirent de cet engouement pour les écrans et en 2030, Le Monde publia sa dernière édition papier. Dans la foulée, il fut décidé une campagne colossale de numérisation menée par Google et ses robots. Quiconque voulait se débarrasser de sa bibliothèque pouvait faire appel à leurs services. Des déménageurs venaient chez vous emballer vos livres, ils chargeaient les cartons dans un grand camion blanc et, sous quelques semaines, vous receviez via Internet une adresse où retrouver votre bibliothèque numérisée et classée. Tout cela gratuitement. Des films publicitaires montraient une noria de véhicules immaculés déchargeant les cartons sur des tapis roulants dans de grands hangars à la périphérie des villes. Chaque livre  était scanné par un robot Google capable d’accéder à son contenu sans même l’ouvrir. Ce que devenaient les ouvrages ensuite n’était pas montré.

Les quelques réticences qui avaient accompagné la publication de cette offre de services avaient vite été balayées. Quiconque héritait d’une bibliothèque préférait la consulter sous forme numérique. Vers 2040, Google annonça qu’il avait numérisé la plupart des ouvrages publiés depuis 1950. En 2045, une autre annonce informa l’opinion qu’il venait de numériser la totalité des livres publiés depuis la Bible de Gutenberg. Bien sûr cette gigantesque campagne de numérisation avait ses angles morts, les ouvrages les moins diffusés, les fanzines, les livres d’artistes passèrent entre les mailles du filet. Qu’importe ! Le travail accompli était énorme et la quantité d’ouvrages présents sur les serveurs de Google était incommensurable. Face à cette nouvelle accessibilité des données, les gouvernements furent obligés de faire évoluer leurs législations disparates sur le droit d’auteur. Plusieurs réunions internationales eurent lieu et, à la suite d’âpres débats, il fut décidé de privilégier une rémunération forfaitaire des auteurs en échange d’un libre accès aux données. La première taxe mondiale fut donc ajoutée aux abonnements Internet pour financer cet ambitieux projet. Quelques années plus tard, la fiabilité du service encouragea certaines archives nationales à fusionner avec le géant de l’industrie numérique. L’accès via terminal avait déjà réduit la fréquentation de ces institutions dont les conditions de conservation s’étaient fortement dégradées en raison de contraintes budgétaires. Tout cela préparait le Grand Krach.

Des voix s’étaient déjà élevées contre la monopolisation du savoir par un groupe privé ; en France, le groupe parlementaire Anonymous s’était d’ailleurs illustré en quittant l’Assemblée Nationale pour ne plus revenir. Des pétitions avaient été signées par des millions de personnes sans parvenir à infléchir la marche des événements. Face à cette impuissance, certains choisirent la clandestinité. Plusieurs groupuscules de cyber-terroristes apparurent alors, et très vite l’un se distingua par la puissance symbolique de ses attaques. The Archivist, tel était son nom, s’en prit tout d’abord aux données en ligne à l’aide de virus sophistiqués inspirés par l’Oulipo, un groupe littéraire de la seconde partie du XXe siècle. Leurs virus ne détruisaient pas les archives numériques mais ils leur imposaient des modifications qui en cryptaient le sens. Mais ce fut avec la première attaque physique des bâtiments contenant les serveurs qu’ils frappèrent durablement les esprits. Avec l’aide de complices infiltrés, ils parvinrent à placer une bombe IEM à l’intérieur d’un des immeubles de Google. En explosant, l’impulsion électromagnétique mis hors de service tous les instruments électriques dans un périmètre de plusieurs pâtés de maisons. Les données présentes sur les serveurs furent effacées en un instant. Bien sûr, ces données n’étant pas uniquement présentes à cet endroit, elles purent être reconstituées à quatre-vingt pour cent. Cependant, ce trou dans le maillage informatique causa une augmentation de trafic sur plusieurs unités de stockage directement connectée à celle-ci et elles durent être mises hors service le temps que le réseau se régule. D’autres attaques du même type eurent lieu au début des années 2050, puis elles s’espacèrent jusqu’à disparaître totalement l’année 2054.

Le premier janvier 2055, une attaque coordonnée fit sauter soixante pour cent des centres de données du monde entier, les quarante pour cent épargnés se sabordèrent en essayant d’endiguer le flot de demandes qui leur parvinrent en un instant. On sait maintenant que les bombes IEM étaient dissimulées dans des unités de stockage provenant toutes du même fabriquant SUN YOUNG situé en Corée. Cette entreprise, en pointe dans le stockage ADN, était parvenue à signer plusieurs contrats qui lui accordaient un quasi monopole dans le domaine de la conservation des données. La confusion qui suivit l’explosion permit à l’Archiviste de prendre contrôle de plusieurs ogives nucléaires iraniennes qu’il fit exploser dans la stratosphère au dessus des 30 plus grandes villes détruisant irrémédiablement toutes les informations contenues sur support électronique.

Un tel événement fut possible uniquement parce qu’une attaque d’une telle ampleur n’avait jamais été anticipée. Il fallu plusieurs années pour rétablir les réseaux électriques, entre temps la plupart des sociétés tombèrent sous le coup d’une loi martiale visant à maintenir l’ordre. Il s’en fallut de peu pour que le monde bascula dans l’anarchie la plus totale.

Ce n’est pas l’attaque qui précipita la chute de Google mais le scandale qui s’ensuivit lorsque Xi-Lin, le PDG, annonça que seuls les ouvrages les plus importants avaient été conservés tandis que le reste partait au pilon. Bien sûr la politique de conservation du groupe était des plus erratiques, elle avait d’abord été confiée à des historiens, mais le nombre d’ouvrages dépassa immédiatement les capacités de ceux-ci et, pour des raisons économiques, elle fut confiée à des machines dont les choix étaient basés sur des algorithmes déduis des demandes faites en ligne.

Les musées connurent alors un regain de fréquentation, aucune image d’œuvre, aucun document, aucune trace du savoir ne circulant plus. Dès le rétablissement d’un semblant de paix civile et dès que les besoins les plus essentiels furent satisfaits, la communauté européenne favorisa les professions liées à l’histoire pour tenter de retrouver et sauvegarder le maximum d’informations de l’avant Krach. Les métiers d’historien et d’électricien furent dans l’ensemble des professions des années 2060 parmi les mieux rémunérées (selon les critères actuels). Les attaques ayant visé les capitales et les mégalopoles, les informations disponibles à ces endroits étaient quasiment nulles. Ainsi, les lieux éloignés des grandes villes furent soudain considérés comme de véritables mines de savoir.

Ayant embrassé la carrière d’historien de l’art comme plusieurs dizaines de milliers de mes pairs, je me suis spécialisé dans l’archéologie numérique des centres d’art. Dans le cadre de la campagne internationale visant à reconstituer des archives, je me vis attribuer le département de la Nièvre, et plus particulièrement le Parc Saint Léger situé dans le village de Pougues-les-Eaux. Outre quelques vestiges de papier, j’ai pu accéder à différents supports d’archivage dont je peux extraire des images dégradées mais des images quand même. J’ai pu me rendre sur place à plusieurs reprises et en plus des documents iconographiques et textes collectés, j’ai pu enregistrer des témoignages oraux de visiteurs du centre d’art. En comparant, ces dernières données avec celles d’autres historiens, je me rends compte que l’impact des expositions sur la mémoire des visiteurs a été extrêmement fort. Il m’est donc possible d’extraire de ces témoignages des informations beaucoup plus précises que celles obtenues auprès des habitants des grands centres urbains.

A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges.

 

Pour en savoir plus :
Parc Saint Léger
Aurélien Mole

http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2012/area.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2011/musee-loire.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-ca-2013/c-seilles.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2011/t-regazzoni.htm 

 

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EDITO

ORGANISER UN COUP DE DÉS

, and lies listen to,, at the she said as a form of, while he said ? . a , .

 Pour l’édition d’été du magazine uncoupdedés.net, je me suis laissée inspirer par le jeu de dés de Mallarmé afin de m’éloigner d’un texte d’introduction habituel. En allant dans le sens du contenu publié et de l’esprit hétérogène que j’ai rencontré dans le magazine, je me suis limitée à utiliser l’existant (titres et contenus) pour produire une intervention minimale : , and lies listen to,, at the, she said, as a for of, while he said ? . a , . L’économie de mots déploie une dimension visuelle et musicale de l’assemblage, met en lumière l’effort collectif, satisfait à des stratégies magiques, incite à la mémorisation ou, incarne peut-être tout simplement l’acte de base programmé par cette invitation : ORGANISER UN COUP DE DÉS.

Manuela Moscoso

summer_issue

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Architecture fantôme, 2011, Berdaguer & Péjus

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Poinçon, Nicolas Floc’h, exposition à la verrerie de la Rochère, 2012. Production : centre d’art Le Pavé Dans La Mare. Mécénat : verrerie de La Rochère

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Keith Sonnier, Saule pleureur de la série : Blatt, 1999 FNAC 03-044. Dépôt du Cnap - EAC, Donation Albers-Honegger © Yves Chenot pour Adagp

The Innocents © Dora Garcia

Power No Power, by Claudio Zulian, Aulnay-sous-Bois, France, 2013

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La couleur ne brûle pas Elisa Pône & Stéphane Thidet film Super 8 / 2'20 / 2012 co-produit par le Centre d'Art Bastille, Grenoble. Photographie: Stéphane Thidet

vue de l'exposition The Die is Cast, Ryan Gander, 26/06 - 18/10/2009 - J. Brasille/Villa Arson

David Evrard, Spirit of Ecstasy, BLACKJACK éditions et KOMPLOT, 2012

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Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Guillaume, Chantier Giraud BTP, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP

'Bonjour tristesse, désir, ennui, appétit, plaisir' Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Photo © Cédrick Eymenier, 2013

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A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

MANUELA MOSCOSO

(Sao Paulo, Brésil)

Commissaire d’exposition basée au Brésil, Manuela Moscoso a notamment été commissaire de la 12ème Biennale de Cuenca, Equateur, de l’exposition Yael Davis au Museo de Arte (Rio de Janeiro, Brésil), Fisicisimos, à l’Université Torcuato di Tella, The Queens Biennale au Queens Museum à New York et Before Everything au CA2M (Madrid). Elle forme, avec Sarah Demeuse, Rivet, une agence curatoriale qui explore les notions de déploiement, circulation, pratique, et résonance. Leur recherche a pris corps à travers plusieurs projets en Espagne, en Norvège, au Liban et aux Etats-Unis. Manuela Moscoso est diplômée du Centre des études curatoriales du Bard College.