Winter issue « Un coup de dés

Un coup de dés

Personne n’Échappe à l’art

Mais comment conjuguer une aspiration ésotérique avec le devoir du missionnaire ?

Centre d’art et résidence d'artistes au cœur d'un territoire rural, la Maison des Arts Georges Pompidou place la relation du public à l'art et aux artistes au cœur de ses enjeux. Elle demande à deux artistes d'en débattre, renversant le dispositif habituel du spectacle de l’art. David Evrard et Guillaume Pinard devisent à bâtons rompus et évoquent successivement leur relation au spectateur en tant qu’artistes et leur relation à l’art en tant que spectateurs. Ce déplacement de perspective invite à une pensée inventive et à une expérimentation pour tous les amateurs et "braconneurs".

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24 octobre 2012 09:29:02

Cher Guillaume,
(…) Je me rends compte de deux choses, la première, que j’aime assez être flatté, que les gens disent qu’ils aiment ce que je fais, je trouve ça super, en général. Et en parallèle, j’aime me dire que j’avance dans un truc si nébuleux que je ne saurais, là-dedans, faire quelque concession que ce soit. Ni l’un, ni l’autre ne sont vrais. (…)
Une de mes plus fameuses expériences d’un « public large » était à Fiac, ce village qui fait de son exposition annuelle sa fête, le vernissage est un bal aux lampions, on expose chez les habitants. En quatre jours, plus de trois milles personnes sont passées. Tout le monde passait : les chasseurs, puis les curés, puis les fermiers, puis les vieux, puis les pros, puis les jeunes, etc… et personne ne rechignait à l’idée de se poser devant cet espèce de western faussement paranoïaque que j’avais fait avec les gens de la ferme où j’étais accueilli. A la même époque, un sociologue me disait que « les gens » comme catégorie sociale était une invention politique extrêmement récente. Un truc populiste qui remonterait à l’entre-deux guerres. Un genre de marketing pour supplanter la notion de « peuple », trop à gauche. Je me demande même si ce n’est pas sous Pétain. Et « le public » en est une suite.
(…) Personne n’échappe à l’art. Une pub, un bout de bois taillé, un graffiti, une ruine, un tatouage… En général, lorsqu’une institution, un centre d’art ou quelque entreprise de divertissement parle de public, il s’agit juste d’une somme.
La définition du mot « public » est vouée à des exégèses sans fin. Une chose, peut-être assez intrigante, est la notion de « populaire ». C’est quoi un art « populaire » ? Qui donc, selon la définition pourrait être soit « du peuple », soit « ayant un large public » ?

 

25 octobre 2012 00:09:28

Bonsoir David,
Comme artiste, je ne sais jamais quoi faire des compliments. Ça me donne toujours l’impression d’être un garagiste qui a correctement changé les plaquettes d’une Picasso. Ça me fout mal à l’aise. (…) Dans mon travail je n’attends rien du public comme masse, comme peuple ou groupe. J’ai l’impression de pisser continuellement dans un violon avec l’espoir que l’instrument finira par sonner et réveiller quelqu’un qui se sentira concerné par la mélodie au point de faire savoir que je fais peut-être de la musique. « Un art sans destinataire », c’était ça : travailler pour un rapport privé et quasi exclusif avec une personne inconnue, non profilée, qui se déclarera (ou pas) concernée par l’aventure et inventera une histoire pour faire savoir que je fais quelque chose plutôt que rien.
Une galerie peut accepter cette ambition si ses collectionneurs ont l’oreille musicale, supporter la dissonance sous les applaudissements. Elle peut aussi virer l’instrumentiste si la cacophonie repousse les deniers.
Pour les centres d’art (français), notre coeur de cible, le problème est différent. Ils ne peuvent pas se permettre de faire la gueule aux 90 % des quidams qui tuent leurs temps libre dans leurs espaces. Il faut qu’ils déroulent le tapis rouge à monsieur tout le monde, même si monsieur tout le monde veut juste utiliser les toilettes. De plus, les subventions semblent soumises à la masse de têtes blondes qui échoue dans leurs couloirs. Du coup, l’ambiance est tendue entre le désir de spéculer sur l’avenir et la nécessité d’éviter l’accident domestique. Conjuguer une aspiration ésotérique avec le devoir du missionnaire ? Cruel projet exégétique. Obtenir un article dans Le Monde et satisfaire l’électeur moyen ? L’équation semble impossible et le malentendu total. (…)
D’un autre côté, ça m’intéresse de considérer le « public » dans mon activité. Presque comme un prof. Je suis prof de dessin aux Beaux-arts de Rennes. Un boulot que j’aime bien. (…) En 2010, j’ai fait une expo à la Mam galerie à Rouen. Le projet consistait à venir les mains vides et à faire des copies de la cathédrale de Monet (celle de Rouen en l’occurrence) durant les cinq jours de montage. Partir de loin. De très loin. Capituler sur la forme et le contenu, mais espérer que le mouvement produise un appel d’air. Dessins d’art j’avais dit, pour en rajouter une couche et laisser peu d’espoir sur l’innovation de l’entreprise. Je devais travailler avec des étudiants des Beaux-arts, mais quand je leur ai expliqué le projet, ils sont partis en courant. Une pincée a quand même eu la curiosité de rester pour voir ce qui pouvait se passer. (…) On a commencé à reproduire le tableau et accrocher les copies dans la galerie au fur et à mesure qu’on les finissait. On devait faire du cinq copies à l’heure et les passants se demandaient si une nouvelle boutique de souvenirs ne venait pas d’ouvrir ses portes dans le quartier. Le nombre grandissant des visages qui se collaient à la vitrine m’a donné l’idée de proposer aux passants d’entrer pour venir faire une copie avec nous. En deux jours, ça a fait boule de neige. Tout le monde voulait faire son dessin. On avait la queue et on mangeait sur place pour accueillir les apprentis copistes durant la pause déjeuner. (…) Une centaine de personnes a contribué sans jamais avoir été invitée. Les débats étaient électrisants, on ne parlait que d’art. Le jour du vernissage, l’espace était saturé de copies, une sorte de cabinet d’amateurs brut de décoffrage. L’expérience était derrière nous mais elle avait ressemblé à quelque chose d’intense. Est-ce que c’était artistique ? Aucune idée, mais ça m’a donné du grain à moudre sur la manière de convier et considérer des visiteurs.
Je suis d’accord avec toi. L’art circule partout. Mais le mot « Art » est une concession qu’on s’arrache à prix d’or et on entre souvent dans sa définition avec des patins.
Quant à « Populaire », son usage me file des angoisses. Pour moi, déclarer qu’un art est populaire signifie toujours qu’on vient de trouver le moyen de voler l’histoire à des populations qu’on ignore et qu’on méprise pour la soumettre sous une forme amendée à l’évaluation du marché. Je cherche un contre-exemple mais je n’en trouve pas.

 

29 octobre 2012 17:50:04

Bonjour Guillaume,
Je comprends de plus en plus dans cet échange qu’il est vraiment mal aisé de trouver « un sens » au mot public en partant du point de vue de sa propre production. Je me suis dit, réfléchissons à cela comme spectateur. J’ai souvent beaucoup apprécié, voire été impressionné, par les expositions très massives en termes de public. Il y a quelques années on devait faire la file au SMAK à Gand pour l’expo de Paul Mac Carthy et elle était terrible. Il y avait aussi une expo très belle à Pompidou qui s’appelait, je crois, « Au-delà du spectacle ». Récemment, des sorteurs à l’entrée du vernissage de Jeff Koons chez Almine Rech. J’ai fait la file pour tous ces trucs. Et honnêtement ça donne une assez belle sensation, très comparable à celle que j’ai aussi, parfois, lorsque je me sens extrêmement privilégié d’assister à quelque chose de rare, des trucs où on est très peu, voire seul. (…)
Le « plaire » est généralement source de mauvaises pistes. Le « plaire » au sens générique va du bon coup à l’autocensure. C’est un truc qui se généralise. Je trouve la situation excellente aujourd’hui parce qu’elle nous permet d’échapper à ce « forcément plaisant » moyen, ouaté et souvent pompeux. D’un côté, le super luxe avec ses magasins dont, en art, Gagosian est le héraut ; de l’autre, divers événements sociaux, économiques, écologiques ou historiques qui peuvent être fondateurs. Si les institutions relayent parfois ces derniers, avec force cartels didactiques et moralisants, elles sont bien frileuses à en réfléchir les enjeux esthétiques. Ils servent d’illustration comme si l’art était une info. (…)
Un contre-exemple à la définition, pas fausse mais un peu partiale que tu donnes au mot populaire ? Britney Spears ! Ou James Ellroy, Paul Thek, Jeff Geys, Jaques Lizene, Martial Raysse, Die Aantwoord, NWA… Ce genre de populaire…

 

30 octobre 2012 13:24:08

Bonjour David,
(…) Je crois comprendre ce que tu veux dire par populaire quand tu évoques ces artistes. J’entends aussi dans cette liste, une sorte d’autoportrait chinois, l’évocation d’expériences subjectives et sensibles qui me révèlent que je n’ai pas cette assurance. Je suis toujours comme Augustine sur la scène de la Salpêtrière, prêt à me contorsionner au moindre battement de paupière du docteur Charcot. Hystérique, c’est ça. La cellule capitonnée est indispensable à ma survie, mais pour rien au monde je ne manquerais le bal des folles. J’arrive rarement à me concentrer sur les objets eux-mêmes. Un halo de signes interprétables clignotent autour d’eux à une vitesse stroboscopique, si bien que l’autonomie de l’œuvre, ou pour le moins celle à laquelle je devrais répondre, me fait le même effet que la ceinture dans laquelle le héros du western demande à son ami de mordre avant de lui amputer une jambe à l’opinel. L’effet d’un médium. Mon préféré pour sonner à la porte du voisin et lui dire que nos biorythmes se superposent, le meilleur que je connaisse pour voyager dans le temps et embrasser des macchabées, idéal également pour déprogrammer mes certitudes et imaginer l’avenir, valable aussi comme baume pour soigner mes bobos. Un médium malgré tout, une trousse complète qui comprend des placebos, des traitements lourds et des expérimentations cliniques inédites dont j’accepte par moment d’être le cobaye. (…)

Tiens écoute ça. Ma fille qui a huit ans collectionne les Pokémons. Comment je dois aborder le sujet ? Plusieurs hypothèses :
1. Les Pokémons sont le symptôme d’une société consumériste qui stimule et maintient la satisfaction pulsionnelle des enfants, plutôt que de développer ce fastidieux rapport à la culture et à la connaissance.
1a. Je suis un mauvais père car j’entretiens ma fille dans cette insatiable compulsion et la prépare à devenir une consommatrice aveugle et insatisfaite, dépourvue des moyens de considérer l’économie politique de cette production.
1b. L’école de ma fille a capitulé sur ce terrain en laissant libre cours à cet opium, en autorisant un trafic débridé dans sa cour.
2. La franchise Pokémon est la création de Satoshi Tajiri. Satoshi Tajiri est né à Machida, une ville de la banlieue de Tokyo. Son père était un vendeur automobile Nissan et sa mère s’occupait de lui à la maison. Étant petit garçon, il adorait explorer le monde extérieur et était surtout passionné par les insectes. Il les chassait partout, au bord des mares, dans les champs ou en forêt. Il en cherchait tout le temps des nouveaux et imaginait même de nouvelles techniques pour attirer les scarabées. Il était tellement intéressé par la collecte et l’étude des insectes qu’il hérita du surnom « Dr. Bug » (Dr. Insecte) par ses pairs. Le jeune Satoshi n’aimait pas l’école. Son père voulait qu’il devienne électricien mais lui-même ne le souhaitait pas. Plus tard, dans les années 1970, les champs et les mares que Satoshi avait tant aimés furent transformés en appartements et en parkings. C’est à cette époque que germa l’idée des Pokémon. Satoshi Tajiri voulait offrir à la nouvelle génération d’enfants la possibilité de chasser des créatures, comme il l’avait fait dans son enfance. Il passa ainsi des insectes aux salles d’arcade. L’entreprise, dont Satoshi Tajiri est le président actuel, emploie près de 66 personnes (2011). Son siège se situe au 22e étage de la Tour Carotte à Setahaya, Tokyo au Japon.
3. Les Pokémons sont un prétexte à l’échange, aux relations sociales, aux luttes d’influences et de classes qui permettent à ma fille d’expérimenter sa place dans l’échiquier social.
4. Ma fille n’est pas victime de cette collection et personne n’est dupe. D’ailleurs, elle entretient avec celle-ci un rapport extrêmement singulier, collectionnant les cartes sous des critères subjectifs qui ne se superposent pas à la structure du jeu. Elle s’approprie et bricole un objet générique pour le faire sien. Elle braconne, comme dirait Michel de Certeau. (…)

 

4 novembre 2012 21:08:05

Cher Guillaume,
Mon fils a dix ans et se détache complètement de sa collection de cartes Pokémon, que je trouve, sans être un grand connaisseur, plutôt remplie. Voire étudiée. (…) Mais oui, tu as raison, ça c’est un sujet !
1. Les Pokémons sont le symptôme d’une société consumériste qui stimule et maintient la satisfaction pulsionnelle des enfants, et peut peut-être être considéré comme un rapport spécifique à la culture et à la connaissance. Une connaissance hyper-subjective motivée par sa fiction, presque une religion, dont l’exégèse se fait dans un rapport au style et à la force ou la puissance. (…)
2. L’histoire de Satoshi Tajiri me semble pouvoir glisser vers une forme psychanalytique qui me rappelle celle de Citizen Kane. Je la trouve assez belle.
3. (…) Je me rappelle avoir été extrêmement séduit et interloqué par un parent d’école qui me disait qu’il interdisait à son gamin les Pokémons parce que ce n’était que des combats d’animaux hyper-violents. Combats de chiens, combats de coqs et sur lesquels on parie. De la pure domination. A cette époque, j’épuisais tout ce que je pouvais de Harry Crews. C’était ça le côté cool de la violence : celle qui produit une autonomie des sous-cultures. Comme c’était le cas de NWA à l’époque. J’aime bien le cool. Déjà, j’aime bien le mot. Puis j’aime son histoire, des mecs camés jusqu’à la moelle qui faisaient hurler leurs instruments en gardant l’air « de ne pas y toucher ». Un truc qui a fait l’éponge entre le bebop et le free et est devenu une attitude. Un état d’esprit.
4. (…) Qui est dupe de sa collection ? Ca remplit la peur du vide, ça crée des liens, voire un statut, voire du pouvoir et ce pouvoir, comme tout pouvoir, peut être utilisé de manière bienveillante, pensée, conséquente, vis-à-vis de soi comme vis-à-vis de son environnement… ou pas.
5. Les Pokémons sont, au-delà d’un ensemble de personnages qui se déploie sous diverses formes commercialisées, une structure. Un truc utile, une manière de faire. (…) Les Pokémons, plus que les bagues Cartier ou les pompes Sergio Rossi, sont un possible pas tout à fait normé.
Oui, la question du spectateur nous conduit à la question de la connaissance. Et de l’expérience. Et vice versa. Il y a un nœud. Ce que j’imagine bien, là, en ce moment, c’est que je préfère une pratique de la liberté que la liberté comme sujet. Et il en va de même pour l’écologie, comme pour le cul. Le nœud est là : quelle autonomie, quelle liberté vais-je donner à mon regard sur la liberté ?

Texte mis en forme par Martine Michard à Cajarc, le 12 novembre 2012

Pour en savoir plus :
Maison des Arts Georges Pompidou
Guillaume Pinard
David Evrard

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EDITO

UN COLLIER RECOMPOSÉ

L’invitation à réorganiser le contenu de cette collection en ligne me fait penser à la transmission d’un grand collier Naga. Comme si chaque diaporama, chaque performance interactive, vidéo, texte ou travail audio se trouvait dégagé de son fil de coton et placé sur un tissu déployé à cet effet, tels les conques blanches sculptées, cloches en laiton, cornalines, os et perles de verre bleu-vert, attendant d’être à nouveau assemblés. Tandis que j’en lisais et écoutais les contenus, je commençais à songer aux créateurs de bijoux. Aussi raconté-je là, en un sens, une histoire de décentrement – non pas une histoire décentrée, mais une histoire dont le récit semble manifester l’aliénation du centre.

Un fois franchi l’arc à l’extrémité est de l’Inde, s’ouvre une région de collines qui jouxte le Bangladesh, la Chine, le sud du Tibet et la Birmanie. Parmi les Etats de cette région, se situe l’exquis et non moins mouvementé Nagaland, avec ses innombrables cultures, rassemblées sous le nom de « Naga », mais dont les communautés possèdent chacune différents modèles de gouvernement extrêmement démocratiques et différentes cultures matérielles. Ses visions du monde, capables d’ouvrir à de nouvelles manières de penser l’art, sont conservées dans des fragments physiques de culture, qui ont survécu aux assauts du prosélytisme et de la modernisation. On y trouve entre autres l’établissement d’un lien philosophique entre l’ornement, la société et l’éthique individuelle. Dans les temps anciens – on retrouve aujourd’hui cette pratique dans les œuvres conceptuelles de l’artiste Veswuzo Phesao –, on était en droit de décorer son corps, ses vêtements, sa maison, en se fondant sur un système d’évaluation du mérite individuel – une valeur que l’on acquérait toujours, en un sens, à travers des rituels de générosité codifiés au sein de la communauté. Le statut puisait toujours sa légitimité dans la conquête individuelle que l’on en faisait. Un guerrier, une personne qui cédait ses excédents de récolte au village, remplissaient ainsi les conditions nécessaires les légitimant à décorer leur maison. Lorsque l’on passait le flambeau, les enfants ne pouvaient hériter de l’ornement, mais devaient à leur tour gagner individuellement ce droit auprès de la société.

En 2007 et 2008, j’ai passé du temps dans cette région à écrire sur son art contemporain ; et j’y suis retournée ensuite. Hekali Zhimomi, alors directrice d’un centre d’art public, le Centre Culturel de la Zone Nord-Est, m’a parlé de ses recherches sur le bijou et la valeur. Dans la culture Ao Naga, m’a-t-elle expliqué, quand on transmet ou achète une pièce de bijoux, le nouveau porteur doit, avant de l’acquérir, écouter toutes les histoires et les mérites de son fabricant d’origine et de ses précédents propriétaires. C’est à travers leurs personnalités et leurs actions que le bijou en vient à amasser de la valeur. Le bijou a un fondement éthique. Et la personnalité de ses précédents porteurs détermine en grande partie sa valeur, qui se traduit en un prix de vente – mais, dans la réalité, en une reconduction de la tradition orale contemporaine du conte, dans laquelle un diplôme d’études supérieures peut représenter un nouveau déterminant de la réussite sociale. Pour les communautés Naga, le bijou – comme tout rituel et toute esthétique – est codé, usé et recodé au fil du temps.

Voici donc peut-être un filtre et un trope à travers lesquels appréhender la forme spécifique de la valeur dans le cadre de ce site web – et rassembler les cinquante Centres d’Art Contemporain français en un site léger, dont les entrées s’organisent par centre, auteur ou matérialité de la réponse. La série et la réinitialisation de la série donnent l’impression qu’il existe aussi d’infinies arrangements subjectifs possibles. L’invitation à restructurer les contenus du site, faite à quatre éditeurs de parties du monde éloignées avec une nouvelle rédaction tout au long de quatre saisons, suppose qu’une sérialité vienne ricocher sur les contenus, comme un musicien sur les notes déterminées d’un râga.

Mais, comme nous le diraient les créateurs originels, nos cornalines et perles de verre forment ici les nombreux virages de la teinture, la rencontre avec une idée et son potentiel. En ce sens, ce sont les idées qui se sont accumulées là. Les rituels de transmission des bijoux, toujours un peu intimes et formels à la fois, portent le poids de l’histoire – des petites histoires, du moins, des personnes qui flottent alentour. Comme si toutes ces âmes étaient convoquées autour de la boîte à bijoux. Conques, cornalines et perles de verre m’évoquent diverses manières d’envisager la biographie et la vie des artistes, la pédagogie et les manières que nous avons de traverser et d’accumuler les connaissances, les multiples manières d’envisager la valeur. Mais se concentrer sur la biographie entraîne un fort sentiment de manque – manque de couleurs et de perles. Je ne peux pas parler ici au nom de tout ce qui est absent, mais peut-être faudrait-il laisser des espaces dans le collier pour ces idées venues de biographies de la différance et qu’il reste à enfiler dans les Centres d’art. Sur cette pensée, je passe le collier à mon collègue et ami, à travers la frontière du Nagaland…

* * *

1. Hériter d’idées

Présenté par le Centre d’Art Contemporain de Brétigny, Matthieu Saladin écrit un texte qui accompagne une partition sonore exceptionnelle réalisée en 1968, « Comme un nuage suspendu dans le ciel ? » du groupe AMM – œuvre elle-même réalisée en réponse à une œuvre en prose, Sextet – The Tiger’s Mind/L’esprit du Tigre de l’un des membres d’AMM, Cornelius Cardew. La clé de ma propre composition est la façon dont le texte de Saladin envisage l’héritage artistique. Dans son approche d’écrivain et d’artiste du double héritage de ces deux œuvres, Saladin souligne que « Comme un nuage » n’est pas tant une interprétation de The Tiger’s Mind, qu’une rencontre avec cette dernière à travers une nouvelle expérimentation.

« Night-light » d’Emmanuelle Pagano à l’Espace de l’Art Concret est une expérience d’écriture. La sélection d’œuvres tirées de la Collection Albers-Honegger que fait l’écrivaine joue un rôle similaire de re-tissage des œuvres à travers de nouveaux critères. Elle confère à ces objets qui nous ont été transmis – œuvres de verre, globe de lumière – une vie affective à travers la forme biographique du récit, grâce à laquelle elle compare le mépris de l’astronaute pour la gravité à celui du souffleur de verre :

« Je suis souffleur de verre, comme mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père. J’aime beaucoup travailler le verre, il devient vivant à la chaleur. De ce matériau magique on peut faire tellement de choses, on peut le façonner sans limite, lui donner toutes les formes, il suffit de l’empêcher de céder à la pesanteur, à l’appel écrasant de la terre. Dans la famille, nous défions la pesanteur depuis plusieurs générations. (…) Petit, je voulais m’en affranchir complètement, de la pesanteur, je voulais devenir spationaute. »

 

2. Perles de verre et tradition orale
« Le verre n’oublie rien. »

Dans son texte sur la relation entre l’artiste et le technicien, intitulé « Cœur à l’ouvrage de verre » et rédigé pour le Cirva – Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques, Thomas Golsenne écrit :

« A cette différence qu’en musique, si on rate une note, on peut se rattraper à la suivante, tandis que dans le verre soufflé, il est impossible de se rattraper : tout doit être parfait du moment où l’on cueille le verre dans le four au moment où on l’enfourne pour le faire refroidir : le verre n’oublie rien. »

Nicolas Floc’h écrit magnifiquement dans « Au cœur du sujet » pour le Centre d’Art – Le Pavé dans la Mare. Sous sa plume, le verre devient le matériau de la philosophie. Dans un passage du texte, il compare le verre à la vinification, se référant à la transmission des techniques, des savoirs et des idées : « Le secret de fabrication relèverait davantage (…) d’une chaîne humaine de savoir-faire et de connaissances qui s’investissent de la vendange jusqu’à la vinification. »

La tradition orale est reconduite au sein de l’art contemporain. Ici, il évoque également les techniciens comme ceux qui transmettent le savoir-faire qu’ils ont du verre au nouvel artiste qui rejoint l’atelier. Et l’on notera les précisions bienvenues de Golsenne, quant au triangle que forment l’artiste, le public et le curateur ou l’institution, et au rôle du technicien :

L’artiste « découvre les fours immenses, qui dégagent un air si chaud qu’il fait onduler les lampes suspendues au plafond, à plusieurs mètres au-dessus. Il découvre le matériau et ses multiples états, petites billes blanches au début (les pellets), masse molle, rouge et brûlante, quand elle est cueillie dans le four et maniée à la canne, enfin volume solide et transparent, quand il a refroidi. Il découvre surtout ces personnages, ces maîtres de l’art du verre, qui ont tout donné pour leur passion, qui détiennent tous les secrets de la technique, et qui, pourtant, sont là, à l’écoute de sa parole, simples, modestes, désireux de lui faire plaisir, de partir avec lui dans un voyage vers l’inconnu, ce projet à venir. »

 

3. Questionner la voix biographique

Aymeric Ebrard utilise le bouillonnement de la description visuelle et auditive pour représenter, dans son récit autobiographique, le fait de se trouver scindé en deux – en l’occurrence, entre deux résidences différentes, en Lituanie et au Maroc, qui s’entrechoquent en une succession rapide. En un double point de vue, le texte intitulé cinématographiquement « L’effet Kulechov » pointe vers ce qui surgit de la signification combinée de deux images frappantes et dissemblables. Il représente pour moi une forme d’écriture, dans la poésie singulière de laquelle vient se loger une voix politique extrêmement claire. Ainsi de cette phrase sur Saïdia, à la frontière algéro-marocaine : « De part et d’autres, les bâtiments vétustes de sa suite étalaient leurs volumes pelés d’HLM à côté des pavillons des colonies du Ministère de la Jeunesse et du Sport. » Ebrard écrit dans le cadre de « Modèles de production », au Centre d’Art Bastille. Dans mon obstination à guetter les voix poétiques à la première personne de l’écriture d’Hélène Cixous, et de bien d’autres, je me souviens de ce grappillage tendu, clair, politique qui accompagne chaque double sens.

« Je suis faite de mots » est une œuvre extraordinaire d’Adva Zakai, qui utilise le support du site web afin de faire partager son métier de chorégraphe. Le curateur du Quartier – Centre d’Art Contemporain de Quimper a écrit : « Tout d’abord, j’aimerais vous demander de nous donner vos impressions sur l’expérience de ‘devenir le centre d’art’, et j’aimerais vous demander d’utiliser ce nouveau support – le site Internet – pour poursuivre l’expérience. » Dans une forme d’adresse imaginative et intime, Zakai utilise la première personne, ou l’approche biographique, pour expliquer au public les précédents immédiats de l’endroit où il se trouve et de ce qu’il voit : « Opening est un solo dans lequel vous vous tenez debout sur une table dans un coin de l’espace d’exposition. Vos mains touchent les murs, et très lentement vous levez une jambe. Puis, tout en vous efforçant de garder l’équilibre, vous racontez une histoire qui pourrait être votre biographie, l’histoire de l’espace ou l’histoire du directeur d’institution. »

Dans une série de lettres pour la Maison Des Arts Georges Pompidou, « Personne ne peut échapper à l’art », Guillaume Pinard et David Evrard discutent de leurs propres personnalités. De leur écriture vivante nous parvient une discussion auto-réflexive sur la valeur et la consommation, l’échange de dons et la collecte.

Emilie Renard, directrice de La Galerie – Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec, correspond avec la critique d’art Sinziana Ravini dans « Chère Sinziana vs. Chère Emilie ». Ces échanges semblent faire directement écho aux problématiques posées par le collier. Leurs échanges interrogent l’approche biographique, la biographie de l’artiste comme valeur dans le cadre de la lecture de l’œuvre, les échanges de dons et les traductions entre les systèmes de valeur. En une écriture franche, elles analysent et réfléchissent à l’utilisation de la première personne comme dispositif de fiction, ou comme style autobiographique, qu’elles considèrent comme différent des « théoriciens d’October » – un style qui va à l’encontre peut-être d’une analyse scientifique des œuvres d’art. « Je pense qu’aujourd’hui, le grand enjeu de notre époque est précisément l’envers de tout cela, de reconquérir le discours sur l’art à travers l’espace sentimental, ce théâtre mystérieux de l’inconscient qui est là, qu’on le veuille ou non. Mais pour ça, il faut oser se mettre à nu, errer, se tromper, et surtout, exagérer. »

L’utilisation par Aurélien Mole d’une voix futuriste, excessive, biographique dans « Hiatus », écrit pour Le Parc Saint Léger, pointe également en ce sens :

« A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges. »

« Mais l’essentiel n’est pas là… » de Jean-Pierre Cometti est un travail magnifiquement écrit pour le Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson. Le texte de Cometti se veut révélateur de la façon dont l’art doit être resitué dans un contexte – ce qu’il résume pertinemment par « quand y a-t-il art ? » :

« La différence, par rapport à ce que nous appelons habituellement ‘expérimentation’, dans les sciences, par exemple, c’est que ces démarches ne sont pas orientées directement vers la production de connaissances ; mais cela ne signifie absolument pas qu’elles soient étrangères à la connaissance. On peut s’en convaincre de manière simple. Dans les sciences et en philosophie, on pratique ce qu’on appelle des ‘expériences de pensée’. Une expérience de pensée consiste à introduire dans le raisonnement une possibilité non réalisée (contrefactuelle) et à en apprécier quelles en seraient les conséquences dans l’hypothèse où elle serait réalisée. Ce type de démarche permet d’ouvrir la connaissance et de l’enrichir en autorisant des formes de compréhension plus amples et plus inclusives. C’est le privilège de la fiction, et c’est aussi celui de l’art. »

 

4. Valoriser la voix politique

« Même si l’art est selon moi entièrement dans le contexte (s’il n’existe pas en dehors d’un certain lieu, d’un certain temps et de spectateurs) et dans son public (c’est par rapport à un certain public que l’artiste décide de ce qu’il doit faire), je pense que l’art est aussi dans l’intention d’un individu, l’artiste », écrit Dora Garcia dans « Je vois mon activité comme une recherche » pour le 3 bis f – Centre d’Art Contemporain. Elle donne l’exemple de The Beggars Opera (2007), qu’elle définit comme « ‘une pièce de théâtre en temps réel et dans l’espace public’ pour le Münster Sculpture Project » :

« Dans cette œuvre, j’ai créé un outil pour démanteler les conventions artistiques dans l’espace public. (…) L’œuvre en question reposait sur un personnage, Charles Filch, un personnage secondaire dans la pièce de Brecht, L’Opéra de Quatre Sous, ressuscité à Münster et devenu pour la circonstance un citoyen dans les rues de Münster pendant les trois mois de l’exposition. Il présentait toutes les qualités que l’on peut attendre d’une œuvre dans l’espace public (une présence qui change la perception qu’on a de l’œuvre) et en même temps il était manifestement à la fois une personne et un personnage dont la réduction à la condition d’un exemplaire du catalogue des sculptures d’extérieur ne pouvait être qu’absurde. »

Le texte de Gilles Drouault est celui qui relève le plus clairement de l’histoire de l’art. Drouault y évoque avec brio et générosité dans la vidéo, Les Témoins, au Centre d’Art Contemporain d’Ivry – Le Crédac, une exposition qui lui est particulièrement chère et les raisons de cet attachement. Pour lui, la pertinence de cette exposition sur l’industrialisation du siècle dernier tient à son emplacement dans la ville industrielle d’Ivry, alors bouillonnante. Fasciné par le développement simultané de l’industrie et du cinéma, il suggère que la dimension la plus significative du 20e siècle fut le développement du monde industriel et de l’ouvrier – postulant notamment que l’élément significatif du 20e siècle fut l’ouvrier comme sujet de droits, les grèves des travailleurs capables de constituer des syndicats. Un des accomplissements du système de l’Europe occidentale a en effet été la protection des travailleurs.

 

5. Collier de stratégies

La thématique politique de « Lamarche-Ovize, Un projet d’œuvres de collaboration » d’Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, pour Micro Onde – Centre d’Art de l’Onde, s’incarne dans une œuvre qui traite des prisons pour femmes. Antoine Marchand dans « Rendez-vous à Troyes, dans l’Aube », au Centre d’Art Contemporain – Passages, parle de son invitation à imaginer les moyens de se débarrasser des déchets nucléaires et de la capacité d’un artiste à répondre à, ou à valoriser, une telle résidence. Fabien Faure dans « Le Temps des Sites », au Cairn – Centre d’Art, écrit sur l’exploitation minière et sa relation au Land Art. Mais il y a aussi une stratégie politique latente dans les écrits, par exemple, d’Olivier Bosson et de son excentrique « Avec donc la fanfare » pour le CRAC Alsace – Centre Rhénan d’Art Contemporain, quand, pour déjouer la surveillance des innombrables caméras que l’on passe dans le métro, surgit un visage couvert de ces motifs camouflage utilisés sur les sous-marins durant la Première Guerre mondiale. C’est l’occasion de plonger dans les profondeurs aquatiques de l’histoire de l’art, envisagée comme stratégie efficace dans un monde politisé – ainsi de l’exemple du cinéma, qui est toujours plus utilisé aujourd’hui et de manière toujours plus terrifiante. Dans une autre discussion à dimension cinématographique, « Empowerment » au Jeu de Paume, Antoine Thirion, critique, répond à l’artiste Claudio Zulian, qui envisage le cinéma comme un outil politique, dans des reconstitutions historiques ayant pour stratégie la répétition. Je termine cette composition avec la performance d’Emma Dusong, Porte, pour le Centre Régional d’Art Contemporain Languedoc-Roussillon.

 

Zasha Colah
Bombay, février 2015

 

A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

ZASHA COLAH

(Bombay, Inde)

Zasha Colah a co-fondé blackrice au Nagaland en 2008 et la Clark House Initiative à Bombay en 2010, après avoir étudié l’histoire de l’art à l’université d’Oxford et avoir suivi la formation curatoriale du Royal College of Arts à Londres. Elle a été la curatrice en charge de l’art moderne indien à la Fondation Jehangir Nicholson au sein du musée Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya de 2008 à 2011 et responsable du service des publics à la Galerie nationale d’art moderne de Bombay de 2004 à 2005. En 2012, elle a co-édité In Search of Vanished Blood, une monographie de l’artiste Nalini Malani pour la dOCUMENTA (13). Elle a été la commissaire de deux expositions sur la scène artistique birmane : Yay-Zeq: Two Burmese Artists Meet Again à l’ISCP à New York et I C U JEST à Kochi (Japon).