Winter issue « Un coup de dés

Un coup de dés

Hiatus

Le Parc Saint Léger, implanté en zone rurale, se positionne comme un laboratoire pleinement engagé auprès des artistes et soucieux d'établir un réel dialogue avec le territoire. Complice du centre d’art depuis plusieurs années, c’est à double titre que l’artiste multi-casquette Aurélien Mole a été invité : photographe des expositions In Situ depuis 2007, il intervient en 2011 Hors les Murs pour le projet Minusubliminus. Également critique et historien d’art, il s’interroge ici, d’une manière singulière et prospective, sur le rôle des centres d’art ruraux comme producteurs d’un savoir en marge.

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Mon nom est Aurélien Mole, je suis historien de l’art. Je conclus en ce moment même la thèse que je devrai soutenir en septembre 2075, engagé dans la campagne internationale de récupération d’archives numériques, suite au Grand Krach de 2055. Ce qui me distingue de mes pairs qui exerçaient un demi-siècle plus tôt fait suite à cet acte de cyber terrorisme qui causa un hiatus dans la marche de l’humanité.

Tout comme l’invention de Gutenberg en son temps, le changement profond des rapports de l’Homme à l’information s’était pourtant faite de manière fluide. La puissance des ordinateurs avait crû de façon constante tandis que leurs composants se miniaturisaient. Cette croissance couplée avec les réseaux de télécommunication avait permis à l’orée des années 1980 de connecter entre eux des postes de travail distants de plusieurs centaines de kilomètres. Dès lors, la bande passante avait augmenté de concert avec la puissance des microprocesseurs, l’ordinateur de bureau était devenu familial, chacun était devenu son propre sténodactylo. Si la lenteur des premières connexions Internet prête à sourire, la quantité d’information échangeable augmenta à la vitesse de la lumière avec la fibre optique. En mois de vingt ans, les habitudes communicationnelles changèrent du tout au tout, permettant à chacun de devenir émetteur d’informations ; la quantité de données produites explosa. Les centres de données, bâtiments discrets renfermant des centaines de milliers de serveurs interconnectés, se multiplièrent sans parvenir au spectre de la saturation. Le stockage virtuel, appelé alors « nuage », permit à chacun de posséder un espace en ligne où accumuler ses données. Bien sûr, les médias du XXe siècle pâtirent de cet engouement pour les écrans et en 2030, Le Monde publia sa dernière édition papier. Dans la foulée, il fut décidé une campagne colossale de numérisation menée par Google et ses robots. Quiconque voulait se débarrasser de sa bibliothèque pouvait faire appel à leurs services. Des déménageurs venaient chez vous emballer vos livres, ils chargeaient les cartons dans un grand camion blanc et, sous quelques semaines, vous receviez via Internet une adresse où retrouver votre bibliothèque numérisée et classée. Tout cela gratuitement. Des films publicitaires montraient une noria de véhicules immaculés déchargeant les cartons sur des tapis roulants dans de grands hangars à la périphérie des villes. Chaque livre  était scanné par un robot Google capable d’accéder à son contenu sans même l’ouvrir. Ce que devenaient les ouvrages ensuite n’était pas montré.

Les quelques réticences qui avaient accompagné la publication de cette offre de services avaient vite été balayées. Quiconque héritait d’une bibliothèque préférait la consulter sous forme numérique. Vers 2040, Google annonça qu’il avait numérisé la plupart des ouvrages publiés depuis 1950. En 2045, une autre annonce informa l’opinion qu’il venait de numériser la totalité des livres publiés depuis la Bible de Gutenberg. Bien sûr cette gigantesque campagne de numérisation avait ses angles morts, les ouvrages les moins diffusés, les fanzines, les livres d’artistes passèrent entre les mailles du filet. Qu’importe ! Le travail accompli était énorme et la quantité d’ouvrages présents sur les serveurs de Google était incommensurable. Face à cette nouvelle accessibilité des données, les gouvernements furent obligés de faire évoluer leurs législations disparates sur le droit d’auteur. Plusieurs réunions internationales eurent lieu et, à la suite d’âpres débats, il fut décidé de privilégier une rémunération forfaitaire des auteurs en échange d’un libre accès aux données. La première taxe mondiale fut donc ajoutée aux abonnements Internet pour financer cet ambitieux projet. Quelques années plus tard, la fiabilité du service encouragea certaines archives nationales à fusionner avec le géant de l’industrie numérique. L’accès via terminal avait déjà réduit la fréquentation de ces institutions dont les conditions de conservation s’étaient fortement dégradées en raison de contraintes budgétaires. Tout cela préparait le Grand Krach.

Des voix s’étaient déjà élevées contre la monopolisation du savoir par un groupe privé ; en France, le groupe parlementaire Anonymous s’était d’ailleurs illustré en quittant l’Assemblée Nationale pour ne plus revenir. Des pétitions avaient été signées par des millions de personnes sans parvenir à infléchir la marche des événements. Face à cette impuissance, certains choisirent la clandestinité. Plusieurs groupuscules de cyber-terroristes apparurent alors, et très vite l’un se distingua par la puissance symbolique de ses attaques. The Archivist, tel était son nom, s’en prit tout d’abord aux données en ligne à l’aide de virus sophistiqués inspirés par l’Oulipo, un groupe littéraire de la seconde partie du XXe siècle. Leurs virus ne détruisaient pas les archives numériques mais ils leur imposaient des modifications qui en cryptaient le sens. Mais ce fut avec la première attaque physique des bâtiments contenant les serveurs qu’ils frappèrent durablement les esprits. Avec l’aide de complices infiltrés, ils parvinrent à placer une bombe IEM à l’intérieur d’un des immeubles de Google. En explosant, l’impulsion électromagnétique mis hors de service tous les instruments électriques dans un périmètre de plusieurs pâtés de maisons. Les données présentes sur les serveurs furent effacées en un instant. Bien sûr, ces données n’étant pas uniquement présentes à cet endroit, elles purent être reconstituées à quatre-vingt pour cent. Cependant, ce trou dans le maillage informatique causa une augmentation de trafic sur plusieurs unités de stockage directement connectée à celle-ci et elles durent être mises hors service le temps que le réseau se régule. D’autres attaques du même type eurent lieu au début des années 2050, puis elles s’espacèrent jusqu’à disparaître totalement l’année 2054.

Le premier janvier 2055, une attaque coordonnée fit sauter soixante pour cent des centres de données du monde entier, les quarante pour cent épargnés se sabordèrent en essayant d’endiguer le flot de demandes qui leur parvinrent en un instant. On sait maintenant que les bombes IEM étaient dissimulées dans des unités de stockage provenant toutes du même fabriquant SUN YOUNG situé en Corée. Cette entreprise, en pointe dans le stockage ADN, était parvenue à signer plusieurs contrats qui lui accordaient un quasi monopole dans le domaine de la conservation des données. La confusion qui suivit l’explosion permit à l’Archiviste de prendre contrôle de plusieurs ogives nucléaires iraniennes qu’il fit exploser dans la stratosphère au dessus des 30 plus grandes villes détruisant irrémédiablement toutes les informations contenues sur support électronique.

Un tel événement fut possible uniquement parce qu’une attaque d’une telle ampleur n’avait jamais été anticipée. Il fallu plusieurs années pour rétablir les réseaux électriques, entre temps la plupart des sociétés tombèrent sous le coup d’une loi martiale visant à maintenir l’ordre. Il s’en fallut de peu pour que le monde bascula dans l’anarchie la plus totale.

Ce n’est pas l’attaque qui précipita la chute de Google mais le scandale qui s’ensuivit lorsque Xi-Lin, le PDG, annonça que seuls les ouvrages les plus importants avaient été conservés tandis que le reste partait au pilon. Bien sûr la politique de conservation du groupe était des plus erratiques, elle avait d’abord été confiée à des historiens, mais le nombre d’ouvrages dépassa immédiatement les capacités de ceux-ci et, pour des raisons économiques, elle fut confiée à des machines dont les choix étaient basés sur des algorithmes déduis des demandes faites en ligne.

Les musées connurent alors un regain de fréquentation, aucune image d’œuvre, aucun document, aucune trace du savoir ne circulant plus. Dès le rétablissement d’un semblant de paix civile et dès que les besoins les plus essentiels furent satisfaits, la communauté européenne favorisa les professions liées à l’histoire pour tenter de retrouver et sauvegarder le maximum d’informations de l’avant Krach. Les métiers d’historien et d’électricien furent dans l’ensemble des professions des années 2060 parmi les mieux rémunérées (selon les critères actuels). Les attaques ayant visé les capitales et les mégalopoles, les informations disponibles à ces endroits étaient quasiment nulles. Ainsi, les lieux éloignés des grandes villes furent soudain considérés comme de véritables mines de savoir.

Ayant embrassé la carrière d’historien de l’art comme plusieurs dizaines de milliers de mes pairs, je me suis spécialisé dans l’archéologie numérique des centres d’art. Dans le cadre de la campagne internationale visant à reconstituer des archives, je me vis attribuer le département de la Nièvre, et plus particulièrement le Parc Saint Léger situé dans le village de Pougues-les-Eaux. Outre quelques vestiges de papier, j’ai pu accéder à différents supports d’archivage dont je peux extraire des images dégradées mais des images quand même. J’ai pu me rendre sur place à plusieurs reprises et en plus des documents iconographiques et textes collectés, j’ai pu enregistrer des témoignages oraux de visiteurs du centre d’art. En comparant, ces dernières données avec celles d’autres historiens, je me rends compte que l’impact des expositions sur la mémoire des visiteurs a été extrêmement fort. Il m’est donc possible d’extraire de ces témoignages des informations beaucoup plus précises que celles obtenues auprès des habitants des grands centres urbains.

A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges.

 

Pour en savoir plus :
Parc Saint Léger
Aurélien Mole

http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2012/area.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2011/musee-loire.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-ca-2013/c-seilles.htm
http://www.parcsaintleger.fr/psl/popups-prog-hlm-2011/t-regazzoni.htm 

 

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EDITO

UN COLLIER RECOMPOSÉ

L’invitation à réorganiser le contenu de cette collection en ligne me fait penser à la transmission d’un grand collier Naga. Comme si chaque diaporama, chaque performance interactive, vidéo, texte ou travail audio se trouvait dégagé de son fil de coton et placé sur un tissu déployé à cet effet, tels les conques blanches sculptées, cloches en laiton, cornalines, os et perles de verre bleu-vert, attendant d’être à nouveau assemblés. Tandis que j’en lisais et écoutais les contenus, je commençais à songer aux créateurs de bijoux. Aussi raconté-je là, en un sens, une histoire de décentrement – non pas une histoire décentrée, mais une histoire dont le récit semble manifester l’aliénation du centre.

Un fois franchi l’arc à l’extrémité est de l’Inde, s’ouvre une région de collines qui jouxte le Bangladesh, la Chine, le sud du Tibet et la Birmanie. Parmi les Etats de cette région, se situe l’exquis et non moins mouvementé Nagaland, avec ses innombrables cultures, rassemblées sous le nom de « Naga », mais dont les communautés possèdent chacune différents modèles de gouvernement extrêmement démocratiques et différentes cultures matérielles. Ses visions du monde, capables d’ouvrir à de nouvelles manières de penser l’art, sont conservées dans des fragments physiques de culture, qui ont survécu aux assauts du prosélytisme et de la modernisation. On y trouve entre autres l’établissement d’un lien philosophique entre l’ornement, la société et l’éthique individuelle. Dans les temps anciens – on retrouve aujourd’hui cette pratique dans les œuvres conceptuelles de l’artiste Veswuzo Phesao –, on était en droit de décorer son corps, ses vêtements, sa maison, en se fondant sur un système d’évaluation du mérite individuel – une valeur que l’on acquérait toujours, en un sens, à travers des rituels de générosité codifiés au sein de la communauté. Le statut puisait toujours sa légitimité dans la conquête individuelle que l’on en faisait. Un guerrier, une personne qui cédait ses excédents de récolte au village, remplissaient ainsi les conditions nécessaires les légitimant à décorer leur maison. Lorsque l’on passait le flambeau, les enfants ne pouvaient hériter de l’ornement, mais devaient à leur tour gagner individuellement ce droit auprès de la société.

En 2007 et 2008, j’ai passé du temps dans cette région à écrire sur son art contemporain ; et j’y suis retournée ensuite. Hekali Zhimomi, alors directrice d’un centre d’art public, le Centre Culturel de la Zone Nord-Est, m’a parlé de ses recherches sur le bijou et la valeur. Dans la culture Ao Naga, m’a-t-elle expliqué, quand on transmet ou achète une pièce de bijoux, le nouveau porteur doit, avant de l’acquérir, écouter toutes les histoires et les mérites de son fabricant d’origine et de ses précédents propriétaires. C’est à travers leurs personnalités et leurs actions que le bijou en vient à amasser de la valeur. Le bijou a un fondement éthique. Et la personnalité de ses précédents porteurs détermine en grande partie sa valeur, qui se traduit en un prix de vente – mais, dans la réalité, en une reconduction de la tradition orale contemporaine du conte, dans laquelle un diplôme d’études supérieures peut représenter un nouveau déterminant de la réussite sociale. Pour les communautés Naga, le bijou – comme tout rituel et toute esthétique – est codé, usé et recodé au fil du temps.

Voici donc peut-être un filtre et un trope à travers lesquels appréhender la forme spécifique de la valeur dans le cadre de ce site web – et rassembler les cinquante Centres d’Art Contemporain français en un site léger, dont les entrées s’organisent par centre, auteur ou matérialité de la réponse. La série et la réinitialisation de la série donnent l’impression qu’il existe aussi d’infinies arrangements subjectifs possibles. L’invitation à restructurer les contenus du site, faite à quatre éditeurs de parties du monde éloignées avec une nouvelle rédaction tout au long de quatre saisons, suppose qu’une sérialité vienne ricocher sur les contenus, comme un musicien sur les notes déterminées d’un râga.

Mais, comme nous le diraient les créateurs originels, nos cornalines et perles de verre forment ici les nombreux virages de la teinture, la rencontre avec une idée et son potentiel. En ce sens, ce sont les idées qui se sont accumulées là. Les rituels de transmission des bijoux, toujours un peu intimes et formels à la fois, portent le poids de l’histoire – des petites histoires, du moins, des personnes qui flottent alentour. Comme si toutes ces âmes étaient convoquées autour de la boîte à bijoux. Conques, cornalines et perles de verre m’évoquent diverses manières d’envisager la biographie et la vie des artistes, la pédagogie et les manières que nous avons de traverser et d’accumuler les connaissances, les multiples manières d’envisager la valeur. Mais se concentrer sur la biographie entraîne un fort sentiment de manque – manque de couleurs et de perles. Je ne peux pas parler ici au nom de tout ce qui est absent, mais peut-être faudrait-il laisser des espaces dans le collier pour ces idées venues de biographies de la différance et qu’il reste à enfiler dans les Centres d’art. Sur cette pensée, je passe le collier à mon collègue et ami, à travers la frontière du Nagaland…

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1. Hériter d’idées

Présenté par le Centre d’Art Contemporain de Brétigny, Matthieu Saladin écrit un texte qui accompagne une partition sonore exceptionnelle réalisée en 1968, « Comme un nuage suspendu dans le ciel ? » du groupe AMM – œuvre elle-même réalisée en réponse à une œuvre en prose, Sextet – The Tiger’s Mind/L’esprit du Tigre de l’un des membres d’AMM, Cornelius Cardew. La clé de ma propre composition est la façon dont le texte de Saladin envisage l’héritage artistique. Dans son approche d’écrivain et d’artiste du double héritage de ces deux œuvres, Saladin souligne que « Comme un nuage » n’est pas tant une interprétation de The Tiger’s Mind, qu’une rencontre avec cette dernière à travers une nouvelle expérimentation.

« Night-light » d’Emmanuelle Pagano à l’Espace de l’Art Concret est une expérience d’écriture. La sélection d’œuvres tirées de la Collection Albers-Honegger que fait l’écrivaine joue un rôle similaire de re-tissage des œuvres à travers de nouveaux critères. Elle confère à ces objets qui nous ont été transmis – œuvres de verre, globe de lumière – une vie affective à travers la forme biographique du récit, grâce à laquelle elle compare le mépris de l’astronaute pour la gravité à celui du souffleur de verre :

« Je suis souffleur de verre, comme mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père. J’aime beaucoup travailler le verre, il devient vivant à la chaleur. De ce matériau magique on peut faire tellement de choses, on peut le façonner sans limite, lui donner toutes les formes, il suffit de l’empêcher de céder à la pesanteur, à l’appel écrasant de la terre. Dans la famille, nous défions la pesanteur depuis plusieurs générations. (…) Petit, je voulais m’en affranchir complètement, de la pesanteur, je voulais devenir spationaute. »

 

2. Perles de verre et tradition orale
« Le verre n’oublie rien. »

Dans son texte sur la relation entre l’artiste et le technicien, intitulé « Cœur à l’ouvrage de verre » et rédigé pour le Cirva – Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques, Thomas Golsenne écrit :

« A cette différence qu’en musique, si on rate une note, on peut se rattraper à la suivante, tandis que dans le verre soufflé, il est impossible de se rattraper : tout doit être parfait du moment où l’on cueille le verre dans le four au moment où on l’enfourne pour le faire refroidir : le verre n’oublie rien. »

Nicolas Floc’h écrit magnifiquement dans « Au cœur du sujet » pour le Centre d’Art – Le Pavé dans la Mare. Sous sa plume, le verre devient le matériau de la philosophie. Dans un passage du texte, il compare le verre à la vinification, se référant à la transmission des techniques, des savoirs et des idées : « Le secret de fabrication relèverait davantage (…) d’une chaîne humaine de savoir-faire et de connaissances qui s’investissent de la vendange jusqu’à la vinification. »

La tradition orale est reconduite au sein de l’art contemporain. Ici, il évoque également les techniciens comme ceux qui transmettent le savoir-faire qu’ils ont du verre au nouvel artiste qui rejoint l’atelier. Et l’on notera les précisions bienvenues de Golsenne, quant au triangle que forment l’artiste, le public et le curateur ou l’institution, et au rôle du technicien :

L’artiste « découvre les fours immenses, qui dégagent un air si chaud qu’il fait onduler les lampes suspendues au plafond, à plusieurs mètres au-dessus. Il découvre le matériau et ses multiples états, petites billes blanches au début (les pellets), masse molle, rouge et brûlante, quand elle est cueillie dans le four et maniée à la canne, enfin volume solide et transparent, quand il a refroidi. Il découvre surtout ces personnages, ces maîtres de l’art du verre, qui ont tout donné pour leur passion, qui détiennent tous les secrets de la technique, et qui, pourtant, sont là, à l’écoute de sa parole, simples, modestes, désireux de lui faire plaisir, de partir avec lui dans un voyage vers l’inconnu, ce projet à venir. »

 

3. Questionner la voix biographique

Aymeric Ebrard utilise le bouillonnement de la description visuelle et auditive pour représenter, dans son récit autobiographique, le fait de se trouver scindé en deux – en l’occurrence, entre deux résidences différentes, en Lituanie et au Maroc, qui s’entrechoquent en une succession rapide. En un double point de vue, le texte intitulé cinématographiquement « L’effet Kulechov » pointe vers ce qui surgit de la signification combinée de deux images frappantes et dissemblables. Il représente pour moi une forme d’écriture, dans la poésie singulière de laquelle vient se loger une voix politique extrêmement claire. Ainsi de cette phrase sur Saïdia, à la frontière algéro-marocaine : « De part et d’autres, les bâtiments vétustes de sa suite étalaient leurs volumes pelés d’HLM à côté des pavillons des colonies du Ministère de la Jeunesse et du Sport. » Ebrard écrit dans le cadre de « Modèles de production », au Centre d’Art Bastille. Dans mon obstination à guetter les voix poétiques à la première personne de l’écriture d’Hélène Cixous, et de bien d’autres, je me souviens de ce grappillage tendu, clair, politique qui accompagne chaque double sens.

« Je suis faite de mots » est une œuvre extraordinaire d’Adva Zakai, qui utilise le support du site web afin de faire partager son métier de chorégraphe. Le curateur du Quartier – Centre d’Art Contemporain de Quimper a écrit : « Tout d’abord, j’aimerais vous demander de nous donner vos impressions sur l’expérience de ‘devenir le centre d’art’, et j’aimerais vous demander d’utiliser ce nouveau support – le site Internet – pour poursuivre l’expérience. » Dans une forme d’adresse imaginative et intime, Zakai utilise la première personne, ou l’approche biographique, pour expliquer au public les précédents immédiats de l’endroit où il se trouve et de ce qu’il voit : « Opening est un solo dans lequel vous vous tenez debout sur une table dans un coin de l’espace d’exposition. Vos mains touchent les murs, et très lentement vous levez une jambe. Puis, tout en vous efforçant de garder l’équilibre, vous racontez une histoire qui pourrait être votre biographie, l’histoire de l’espace ou l’histoire du directeur d’institution. »

Dans une série de lettres pour la Maison Des Arts Georges Pompidou, « Personne ne peut échapper à l’art », Guillaume Pinard et David Evrard discutent de leurs propres personnalités. De leur écriture vivante nous parvient une discussion auto-réflexive sur la valeur et la consommation, l’échange de dons et la collecte.

Emilie Renard, directrice de La Galerie – Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec, correspond avec la critique d’art Sinziana Ravini dans « Chère Sinziana vs. Chère Emilie ». Ces échanges semblent faire directement écho aux problématiques posées par le collier. Leurs échanges interrogent l’approche biographique, la biographie de l’artiste comme valeur dans le cadre de la lecture de l’œuvre, les échanges de dons et les traductions entre les systèmes de valeur. En une écriture franche, elles analysent et réfléchissent à l’utilisation de la première personne comme dispositif de fiction, ou comme style autobiographique, qu’elles considèrent comme différent des « théoriciens d’October » – un style qui va à l’encontre peut-être d’une analyse scientifique des œuvres d’art. « Je pense qu’aujourd’hui, le grand enjeu de notre époque est précisément l’envers de tout cela, de reconquérir le discours sur l’art à travers l’espace sentimental, ce théâtre mystérieux de l’inconscient qui est là, qu’on le veuille ou non. Mais pour ça, il faut oser se mettre à nu, errer, se tromper, et surtout, exagérer. »

L’utilisation par Aurélien Mole d’une voix futuriste, excessive, biographique dans « Hiatus », écrit pour Le Parc Saint Léger, pointe également en ce sens :

« A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges. »

« Mais l’essentiel n’est pas là… » de Jean-Pierre Cometti est un travail magnifiquement écrit pour le Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson. Le texte de Cometti se veut révélateur de la façon dont l’art doit être resitué dans un contexte – ce qu’il résume pertinemment par « quand y a-t-il art ? » :

« La différence, par rapport à ce que nous appelons habituellement ‘expérimentation’, dans les sciences, par exemple, c’est que ces démarches ne sont pas orientées directement vers la production de connaissances ; mais cela ne signifie absolument pas qu’elles soient étrangères à la connaissance. On peut s’en convaincre de manière simple. Dans les sciences et en philosophie, on pratique ce qu’on appelle des ‘expériences de pensée’. Une expérience de pensée consiste à introduire dans le raisonnement une possibilité non réalisée (contrefactuelle) et à en apprécier quelles en seraient les conséquences dans l’hypothèse où elle serait réalisée. Ce type de démarche permet d’ouvrir la connaissance et de l’enrichir en autorisant des formes de compréhension plus amples et plus inclusives. C’est le privilège de la fiction, et c’est aussi celui de l’art. »

 

4. Valoriser la voix politique

« Même si l’art est selon moi entièrement dans le contexte (s’il n’existe pas en dehors d’un certain lieu, d’un certain temps et de spectateurs) et dans son public (c’est par rapport à un certain public que l’artiste décide de ce qu’il doit faire), je pense que l’art est aussi dans l’intention d’un individu, l’artiste », écrit Dora Garcia dans « Je vois mon activité comme une recherche » pour le 3 bis f – Centre d’Art Contemporain. Elle donne l’exemple de The Beggars Opera (2007), qu’elle définit comme « ‘une pièce de théâtre en temps réel et dans l’espace public’ pour le Münster Sculpture Project » :

« Dans cette œuvre, j’ai créé un outil pour démanteler les conventions artistiques dans l’espace public. (…) L’œuvre en question reposait sur un personnage, Charles Filch, un personnage secondaire dans la pièce de Brecht, L’Opéra de Quatre Sous, ressuscité à Münster et devenu pour la circonstance un citoyen dans les rues de Münster pendant les trois mois de l’exposition. Il présentait toutes les qualités que l’on peut attendre d’une œuvre dans l’espace public (une présence qui change la perception qu’on a de l’œuvre) et en même temps il était manifestement à la fois une personne et un personnage dont la réduction à la condition d’un exemplaire du catalogue des sculptures d’extérieur ne pouvait être qu’absurde. »

Le texte de Gilles Drouault est celui qui relève le plus clairement de l’histoire de l’art. Drouault y évoque avec brio et générosité dans la vidéo, Les Témoins, au Centre d’Art Contemporain d’Ivry – Le Crédac, une exposition qui lui est particulièrement chère et les raisons de cet attachement. Pour lui, la pertinence de cette exposition sur l’industrialisation du siècle dernier tient à son emplacement dans la ville industrielle d’Ivry, alors bouillonnante. Fasciné par le développement simultané de l’industrie et du cinéma, il suggère que la dimension la plus significative du 20e siècle fut le développement du monde industriel et de l’ouvrier – postulant notamment que l’élément significatif du 20e siècle fut l’ouvrier comme sujet de droits, les grèves des travailleurs capables de constituer des syndicats. Un des accomplissements du système de l’Europe occidentale a en effet été la protection des travailleurs.

 

5. Collier de stratégies

La thématique politique de « Lamarche-Ovize, Un projet d’œuvres de collaboration » d’Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, pour Micro Onde – Centre d’Art de l’Onde, s’incarne dans une œuvre qui traite des prisons pour femmes. Antoine Marchand dans « Rendez-vous à Troyes, dans l’Aube », au Centre d’Art Contemporain – Passages, parle de son invitation à imaginer les moyens de se débarrasser des déchets nucléaires et de la capacité d’un artiste à répondre à, ou à valoriser, une telle résidence. Fabien Faure dans « Le Temps des Sites », au Cairn – Centre d’Art, écrit sur l’exploitation minière et sa relation au Land Art. Mais il y a aussi une stratégie politique latente dans les écrits, par exemple, d’Olivier Bosson et de son excentrique « Avec donc la fanfare » pour le CRAC Alsace – Centre Rhénan d’Art Contemporain, quand, pour déjouer la surveillance des innombrables caméras que l’on passe dans le métro, surgit un visage couvert de ces motifs camouflage utilisés sur les sous-marins durant la Première Guerre mondiale. C’est l’occasion de plonger dans les profondeurs aquatiques de l’histoire de l’art, envisagée comme stratégie efficace dans un monde politisé – ainsi de l’exemple du cinéma, qui est toujours plus utilisé aujourd’hui et de manière toujours plus terrifiante. Dans une autre discussion à dimension cinématographique, « Empowerment » au Jeu de Paume, Antoine Thirion, critique, répond à l’artiste Claudio Zulian, qui envisage le cinéma comme un outil politique, dans des reconstitutions historiques ayant pour stratégie la répétition. Je termine cette composition avec la performance d’Emma Dusong, Porte, pour le Centre Régional d’Art Contemporain Languedoc-Roussillon.

 

Zasha Colah
Bombay, février 2015

 

A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

ZASHA COLAH

(Bombay, Inde)

Zasha Colah a co-fondé blackrice au Nagaland en 2008 et la Clark House Initiative à Bombay en 2010, après avoir étudié l’histoire de l’art à l’université d’Oxford et avoir suivi la formation curatoriale du Royal College of Arts à Londres. Elle a été la curatrice en charge de l’art moderne indien à la Fondation Jehangir Nicholson au sein du musée Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya de 2008 à 2011 et responsable du service des publics à la Galerie nationale d’art moderne de Bombay de 2004 à 2005. En 2012, elle a co-édité In Search of Vanished Blood, une monographie de l’artiste Nalini Malani pour la dOCUMENTA (13). Elle a été la commissaire de deux expositions sur la scène artistique birmane : Yay-Zeq: Two Burmese Artists Meet Again à l’ISCP à New York et I C U JEST à Kochi (Japon).