Ailleurs et plus tard « Un coup de dés

Un coup de dés

Ailleurs et plus tard

Des bénéfices d’une production ajournée

Depuis 2002, le Palais de Tokyo est un centre d’art hors-norme au cœur de Paris. Au-delà de son programme d’exposition, il abrite le Pavillon Neuflize OBC, résidence accueillant dix artistes ou commissaires d’exposition internationaux chaque année. Hélène Meisel, commissaire en résidence en 2012, évoque les enjeux de la production et de la recherche dans ce contexte, qu’elle souhaite radicalement insoumise à toute politique du résultat.

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Laboratoire de recherche, le Pavillon est de ces résidences hybrides – collectives, longues, distendues et ubiques –qui reportent sans l’opportuniste principe de « l’ici et maintenant » au profit de délais et de désorientations plus favorables à d’autres gestations. Mûri de longue date par l’artiste Ange Leccia et finalement amorcée en 2001 selon un esprit prospectif et expérimental admettant « l’errance comme une expérience en soi », la résidence maintient en 2010 qu’« un laboratoire de création implique l’absence d’objectif, de résultat et de finalité » 1 . Le Pavillon reste donc fidèle au principe d’une hospitalité sans contrepartie, c’est-à-dire obligation de production. Chaque année et pour huit mois, une dizaine de jeunes artistes (infiltrés d’un ou deux commissaires ou critiques) forme une équipée à géométrie variable, mandatée en diverses opérations de reconnaissance et d’intervention. Le Pavillon gravite autour du Palais de Tokyo comme un satellite, tour à tour furtif et découvert.

S’il est bien la « maison-refuge » que laisse entendre son nom, le Pavillon est aussi le signal donné à distance – le signal sonore que l’oreille piège dans les circonvolutions de son pavillon ; les pavillons flottants qu’arboraient jadis les navires pour annoncer les dispositions générales du bord, sans plus de détails. Placardé à l’entrée du grand atelier-bureau récemment déménagé du toit au cœur du Palais de Tokyo, le message « Pavillon en séance de travail, faire le tour » rejoint l’urgence elliptique des signaux maritimes. Je désire communiquer avec vous ou je vous invite à transmettre. Je suis désemparé, communiquez avec moi. Mon navire est indemne, je demande la libre-pratique. Tour à tour émetteur et récepteur, le Pavillon alterne captations et restitutions, maintenant parfois une distance nécessaire à sa recherche. Obscure de l’extérieur, son activité n’est pas toujours plus immédiatement claire de l’intérieur. Au sujet de la résidence des Ateliers Internationaux créés en 1983 au Frac des Pays de la Loire qu’il dirigeait alors, Jean de Loisy soutenait d’ailleurs que « la modification mentale à laquelle devait amener ce moment collectif pouvait n’avoir de résultat que cinq ans plus tard : l’immédiateté [n’étant] pas indispensable » 2. Quelle est donc cette partie immergée du Pavillon, qui, à force de dissémination (des voyages, de l’interdisciplinarité) pourrait sembler obéir à une stratégie de la désertion ?

Dossiers de candidature, lettres de motivation, notes d’intention, appels à projet, communiqués, etc. : voici la liste incomplète des échéances qui hâtent parfois la formulation d’une œuvre avant même que sa conception n’ait été pleinement mûrie. Des impératifs de communication qui forcent donc les priorités jusqu’à l’inversion, comme cette habitude d’imprimer des catalogues avant que l’exposition dont ils devraient témoigner ne soit elle-même accrochée. L’aptitude à rédiger des newsletters, alimenter un site internet ou inscrire son actualité dans des réseaux sociaux reporte sur l’artiste les compétences de l’attaché de presse ou du galeriste qu’il n’a pas (ou pas encore), transférant abusivement sur ses épaules le professionnalisme des communicants. Sans vouloir nourrir la mythologie de l’artiste mutique ni celle de l’œuvre ineffable, cette remarque soulève certaines dérives : celle, caricaturale, d’une (auto-)promotion invasive, parfois infusée des ressorts de la télé-réalité 3, du coaching ou du développement personnel : « Expanding your visibility as an artist », conseils à l’attention des profitable & entrepreneurial artists 4 ; ou encore, celle d’aberrantes accélérations, brusquant l’œuvre au point de la faire s’originer dans sa destination même, dans son exposition ou sa publication. En 1972, impatienté par le mainmise du commissaire Harald Szeemann sur la documenta 5, Daniel Buren regrette que « l’artiste se jette et jette son œuvre dans ce piège, car l’artiste et son œuvre, impuissants à force d’habitude de l’art, ne peuvent plus que laisser exposer un autre : l’organisateur » 5. De même, clairvoyante, Catherine Millet redoute en 1980 cette « situation mcLuhanesque » faisant que « ce sont parfois les structures de diffusion qui donnent son contenu à l’art » 6. A rebours de ces cadences contagieuses, l’artiste devrait pouvoir jouir d’un droit de réserve, l’autorisant, sinon à ne pas produire, du moins à ne pas produire tout de suite. Réaffirmer ce droit moral, peut-être obsolète, qu’est celui de la divulgation. Ne citons pas (ou alors, par prétérition) les Artistes sans œuvres 7, les Bartleby qui « préféreraient ne pas » 8, où les empêcheurs de la surproduction, héritiers du Droit à la paresse 9… Car, entre l’inertie dandy et la revendication prolétaire, l’artiste souscrit à une économie qui lui est propre et qui dépasse les seuls montages financiers. La production d’une œuvre, bien sûr, n’est pas sa seule estimation budgétaire, le ratio entre des dépenses positives (les besoins) et des dépenses négatives (les sacrifices). Elle est d’abord l’évaluation de sa nécessité.

Paradoxalement, il faut avoir les moyens – financiers et théoriques – de ne pas produire, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir assumer le manque (à gagner) que peut générer l’absence d’œuvre, même si, en l’absence d’objet, il peut bien sûr y avoir la transaction non moins rémunératrice d’un certificat, d’un protocole ou d’une quelconque trace. Loin de conclure qu’une minorité aisée ait seule le monopole de la non-production, il faut bien envisager que celle-ci coûte à une catégorie d’artistes moins fortunés, résolus cependant à ne pas produire plus pour gagner plus. Le Pavillon ménage des périodes d’intense stimulation, et génère souvent une réflexion « à double vue » qui suit son cours en chacun, qu’il soit ici ou là. Les occasions sont nombreuses de rendre hommage à l’extrémité géographique, à la beauté sublime ou désolée,

au contexte social et politique, aux compétences rencontrées, aux sanctuaires artistiques, aux expériences vécues et surtout, aux situations provoquées. Les instants qui m’ont le plus marquée au sein de la résidence en 2012 auront pourtant une dimension déceptive : rien d’héroïque ni d’exotique dans ces discussions tenues à Paris ou en chemin, permises par l’intimité du groupe (ou des groupes dans le groupe), et au cours desquelles, à plusieurs reprises, j’ai vu une œuvre se faire et se défaire. Comment entre gravité et dérision, les redites furent traquées, les fausses pistes désamorcées et les maniérismes déjoués. Des purges vécues comme des libérations, révélant une question qui ne m’était jamais apparue si clairement : l’œuvre serait la survivante d’options contingentes écartées avant elle, et dont elle serait la somme négative. La résultante d’une réserve, mêlée d’intuition et de souveraineté, que la possibilité des « erreurs réussies » 10 sauve de la paralysie. « La productivité sans objet » 11 n’est pourtant pas la finalité de telles mises en question, qui entendent dépasser la réflexivité sans s’y complaire. Cellule du doute et de la contradiction, le Pavillon offre la possibilité d’une résolution collective comme celle d’une singularisation opiniâtre.

Insaisissable, la résidence opte pour une activité délocalisée et parfois sous-marine, moins par goût du mystère que par confiance en l’imprévisible. Le titre récemment donné par Claude Closky à l’exposition des dix ans du Pavillon This & there en anglais, Ça & là en français, relayait d’ailleurs une forme d’ubiquité proche de l’éparpillement. Alors que la majorité des résidences ont pour caractéristique l’ancrage dans un contexte et la réactivité à un cadre (en logique in situ), le Pavillon opte pour une itinérance, tantôt nomade, tantôt errante. Les voyages qu’accomplissent ainsi chaque année les différentes promotions pavillonnaires ne se veulent pas (pas toujours, ni seulement) les prétextes d’un dépaysement inspirant ou d’un tourisme studieux. Delta du Mékong, cercle polaire Arctique ou Terre de Feu : il en va plutôt de la désorientation, voire de la dépossession collective. Dans un premier temps, le voyage sera d’ailleurs immobile. Les différentes langues des résidents, tendues vers un même effort anglophone, annonceront l’étourdissement de translations à venir, pleines d’extrapolations et d’incompris. Dès lors, la première forme qui surviendrait collectivement serait donc celle de la discussion : traductions simultanées, présentations collégiales, débats circonscrits et circonspects, échanges sporadiques, apartés aux suites insoupçonnables, hypothèses, paris, divagations… Une parole à plasticité variable, dont la rondeur peut rouler vers des consensus sans débouché et les accrocs aboutir à des désaccords fondateurs. Car il est souvent question d’élaborer ensemble un projet commun – performance, exposition, tournage, etc. – où les négociations ne devraient pas céder au compromis, mais où la libre circulation des idées tend à brouiller une auctorialité localisée. La discussion lorsqu’elle est prolongée à l’extrême peut parfois sembler gratuite ou nombriliste, purement symbolique. Pourtant, dans son épuisement même, elle recharge aussi les leviers d’un « passage à l’acte » salutaire : celui d’une production achevée ailleurs, et plus tard.

Pour en savoir plus :
Palais de Tokyo

Le Pavillon

Notes:

  1. 196 résidences en France, Centre National des Arts Plastiques, 2010, p. 62.
  2. Jean de Loisy, 6 séquences : Ateliers internationaux du FRAC des Pays de la Loire : chroniques et perspectives 1984 – 2007, Carquefou, FRAC des Pays de la Loire, 2007, p. 192.
  3. Quelques tentatives de télé-réalités artistiques : Work of art : the next great artist (BravoTV), The School of Saatchi (BBC2) ou la « master class TV » Tous pour l’art (Arte). Avec comme contrepoint, la parodie autoproduite Residence story / The Artist, the Survivor, et bien sûr les œuvres de Ryan Trecartin ou de plus jeunes artistes comme Arnaud Dezoteux.
  4. « Etendre votre visibilité d’artiste » et « Artistes rentables et entreprenants ». Voir The Profitable Artist: A Handbook for All Artists in the Performing, Literary, and Visual Arts, New York, Artspire, Allworth Press et The New York Foundation for the Arts, 2011.
  5. Daniel Buren, Exposition d’une exposition, dans Documenta 5 : Befragung der Realität, Bildwelten heute, cat. expo. [Kassel, Neue Galerie Schöne Aussicht, Museum Fridericianum Friedrichsplatz, 30 juin – 8 oct. 1972], Kassel, Documenta, 1972.
  6. Catherine Millet, « Le service des renseignements artistiques », dans 11e  Biennale de Paris : manifestation internationale des jeunes artistes, cat. expo. [Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Centre Georges Pompidou, 20 sept. – 2 nov. 1980], Paris, 1980.
  7. Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, I would prefer not to, Paris, Hazan, 1997.
  8. Hermann Melville, Bartleby, le scribe, Une histoire de Wall Street (1853), Paris, Allia, 2009 : l’histoire d’un employé à gages, officiant à la copie de minutes notariales et déclinant toute autre requête d’un affable « je préférerais ne pas ».
  9. Paul Lafargue, Droit à la paresse, réfutation du droit au travail de 1848, 1880.
  10. « Chaque livre comme chaque écrivain a un passage difficile, incontournable. Et il doit prendre la décision de laisser cette erreur dans le livre pour qu’il reste un vrai livre, pas menti. […] Il y a aussi les erreurs des auteurs, des choses comme ça qui sont en fait des chances. C’est très enthousiasmant les erreurs réussies […] », Marguerite Duras, Ecrire, Paris, Gallimard, Folio, 1993, p. 34-35.
  11. Voir le pessimisme d’Hito Steyerl et Boris Buden quant à la substitution de la production par l’art d’alimenter le réseau, dans « L’artiste rés(iden)t »,  « Ce n’est qu’en nous autorisant à envisager le point de vue du reste, que nous pourrons comprendre que la vacuité de la mise en réseau et la productivité sans objet sont en fait le rouage d’une idéologie démente de créativité tournant à vide », dans 6 séquences : Ateliers internationaux du FRAC des Pays de la Loire : chroniques et perspectives 1984 – 2007, Carquefou, FRAC des Pays de la Loire, 2007, p. 192.
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EDITO

ORGANISER UN COUP DE DÉS

, and lies listen to,, at the she said as a form of, while he said ? . a , .

 Pour l’édition d’été du magazine uncoupdedés.net, je me suis laissée inspirer par le jeu de dés de Mallarmé afin de m’éloigner d’un texte d’introduction habituel. En allant dans le sens du contenu publié et de l’esprit hétérogène que j’ai rencontré dans le magazine, je me suis limitée à utiliser l’existant (titres et contenus) pour produire une intervention minimale : , and lies listen to,, at the, she said, as a for of, while he said ? . a , . L’économie de mots déploie une dimension visuelle et musicale de l’assemblage, met en lumière l’effort collectif, satisfait à des stratégies magiques, incite à la mémorisation ou, incarne peut-être tout simplement l’acte de base programmé par cette invitation : ORGANISER UN COUP DE DÉS.

Manuela Moscoso

summer_issue

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Architecture fantôme, 2011, Berdaguer & Péjus

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Poinçon, Nicolas Floc’h, exposition à la verrerie de la Rochère, 2012. Production : centre d’art Le Pavé Dans La Mare. Mécénat : verrerie de La Rochère

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Keith Sonnier, Saule pleureur de la série : Blatt, 1999 FNAC 03-044. Dépôt du Cnap - EAC, Donation Albers-Honegger © Yves Chenot pour Adagp

The Innocents © Dora Garcia

Power No Power, by Claudio Zulian, Aulnay-sous-Bois, France, 2013

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La couleur ne brûle pas Elisa Pône & Stéphane Thidet film Super 8 / 2'20 / 2012 co-produit par le Centre d'Art Bastille, Grenoble. Photographie: Stéphane Thidet

vue de l'exposition The Die is Cast, Ryan Gander, 26/06 - 18/10/2009 - J. Brasille/Villa Arson

David Evrard, Spirit of Ecstasy, BLACKJACK éditions et KOMPLOT, 2012

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Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Guillaume, Chantier Giraud BTP, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP

'Bonjour tristesse, désir, ennui, appétit, plaisir' Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Photo © Cédrick Eymenier, 2013

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A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

MANUELA MOSCOSO

(Sao Paulo, Brésil)

Commissaire d’exposition basée au Brésil, Manuela Moscoso a notamment été commissaire de la 12ème Biennale de Cuenca, Equateur, de l’exposition Yael Davis au Museo de Arte (Rio de Janeiro, Brésil), Fisicisimos, à l’Université Torcuato di Tella, The Queens Biennale au Queens Museum à New York et Before Everything au CA2M (Madrid). Elle forme, avec Sarah Demeuse, Rivet, une agence curatoriale qui explore les notions de déploiement, circulation, pratique, et résonance. Leur recherche a pris corps à travers plusieurs projets en Espagne, en Norvège, au Liban et aux Etats-Unis. Manuela Moscoso est diplômée du Centre des études curatoriales du Bard College.