Winter issue « Un coup de dés

Un coup de dés

Exercice de liaison et de déliaison

Sur les rapports entre création ET médiation à la lumière de l’art contemporain

Le BBB centre d'art est implanté à Toulouse dans une ancienne fabrique de bobines électriques industrielles. L’équipe accompagne des artistes contemporains dans le domaine des arts plastiques et visuels depuis 1993. La production, la diffusion des œuvres et les conditions de leur réception auprès des professionnels et des amateurs sont le quotidien, l’ambition et le travail au long court de nos métiers. Création ET médiation ? Telle est l’invite libre et la question posée à Christian Ruby.

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       Dans nombre des réflexions portant sur la culture du temps, les propos opposent encore création et médiation. Il est fréquent d’entendre les uns ou les autres figer chacune de ces notions dans un cadre impossible à déborder. Cette manière de geler les paroles, de les confiner dans l’isolement, est dommageable à la réflexion. Elle néglige surtout de rendre compte des articulations actuellement envisageables entre les activités culturelles vivantes.
       Nos recherches sur une histoire culturelle européenne du spectateur ont montré, qu’à l’évidence, on ne pouvait parler d’œuvres d’exposition (par différence avec les œuvres de culte), classiques, modernes ou contemporaines, sans référer au spectateur, autant qu’à l’artiste. Et que le spectateur est l’objet d’un art qui, en se renouvelant sans cesse, est susceptible de faire de lui-même une œuvre de soi. Ces dynamiques de la corrélation œuvre-spectateur peuvent ici devenir une source de réflexion pour ce thème : création et médiation, et surtout nous en indiquer les renversements potentiels.
       En un mot, se proposer de statuer sur les rapports entre création et médiation, c’est comprendre d’abord que les mots, comme les personnes et les activités désignées par eux, ne peuvent exister pleinement comme mondes séparés, sous peine de mort. C’est sur les liaisons – et/ou – qu’il faut insister et, en conséquence, sur les échanges possibles entre eux ou les renversements de leurs rapports. Encore faut-il apprendre à s’exercer, aussi, sur la fonction du « et », de telle sorte qu’il ne devienne pas le signe d’une totalité absorbante, mais coïncide bien avec l’exercice d’une pluralité pariant sur un devenir. Cette conjonction doit participer d’un frottement, laissant jouer des surfaces d’échange productrices d’énergies nouvelles de part et d’autre des rapports entre créateur et médiateur, dans la médiation interne à la création (acte et résultat), dans la création interne à la médiation, enfin, au sein du rapport de composition entre création et médiation.

Une séparation mécanique

       Quiconque connaît le champ de l’art sait qu’il n’enveloppe pas seulement des créateurs et des créations, mais au moins aussi des spectateurs et des médiateurs : marchands, intermédiaires culturels, personnels d’institution de la République, …
       Si l’on est familier de ce champ, on sait aussi que, depuis l’élargissement de la médiation culturelle (1980), entre créateurs et médiateurs, les rapports sont tendus, comme entre le singe et le chat de Jean de la Fontaine (dans la fable éponyme). Le plus souvent l’un et l’autre s’ignorent ou se placent en hiérarchie. Tantôt encore l’un croit s’apercevoir qu’il est dupé par l’autre. Le plus souvent, le brillant condottiere de la création a l’impression d’être devenu l’esclave des gens éminents de la médiation qui pourraient tout pour sa fortune.
       Or, qu’une telle distribution existe, c’est un fait, mais pas un droit, un héritage dont le déclin est mal vécu. Dans de très nombreux cas, elle fonctionne effectivement encore trop comme une sorte de partage des tâches. Chez les médiateurs, ce serait donc la relation publique qui primerait ; chez les créateurs, ce serait, de tradition, l’œuvre. La médiation ferait ensuite irruption dans la création, mais en la ramenant à des considérations qui ne sont pas primordialement les siennes, l’adéquation à un public et la jouissance de l’orgueil d’y réussir.  

Une première mutation

       Il convient de s’extraire de cette visée mécanique et séparatrice. L’art contemporain nous y dispose. Il incline à repenser la « création » artistique autrement. Il en appelle aux notions de « production de situations », recherche, fabrication d’expériences, archéologie du présent, activation d’énergie, provocation. La notion de « création » n’a sans doute plus de signification unilatérale.
       On sait que cette notion a des origines bibliques, même si elle a été retravaillée chez les modernes. On dit même que : « Dans la modernité, c’est la liturgie qui a fourni le modèle de l’activité de l’artiste, à travers un processus qui a atteint une pleine conscience de soi chez Mallarmé, mais qui a peut-être trouvé son apogée dans les performances contemporaines ». C’est écrit par le philosophe Giorgio Agamben (Opus Dei : archéologie de l’office, Paris, Seuil, 2012).
       De toute manière, la sécularisation et la mutation actuelle de la notion de création lui offrent de nouvelles possibilités : une conception de la création comme médiation, et non plus comme acte autoritaire. De surcroît, la « création » contemporaine se trouve prise dans une nouvelle corrélation : cette fois, avec le spectacteur. L’image de la création dans le spectateur est devenue un moment de la « création », comme de la création du « spectateur ». Cette dernière devient la médiation qui donne vie à la création. Autant affirmer que le dispositif spectatoriel vient ainsi en avant qui mue la création (l’acte et le résultat) en médiation.
       Non seulement l’œuvre passe ainsi pour médiatrice, mais c’est par la création, d’une part de l’artiste (il n’existe pas préalablement à sa démarche), d’autre part du spectateur, dont on se gardera d’oublier qu’il est lui-même trajectoire et devenir permanent, ou une pratique qui ne consiste pas à attendre, passif, la révélation d’une vérité transmise par l’œuvre.

Une deuxième mutation

      Si la médiation, ici culturelle et artistique, correspond bien à une fonction sociale cristallisée, ainsi qu’à une nouvelle profession dans la société contemporaine (même si elle ne sait pas toujours se faire valoir comme telle), au sein de cette fonction se jouent des pratiques de conjonction, des mœurs d’institution, des correspondances, et la définition d’une nouvelle visée commune (artistique, politique et esthétique) nécessaire ou possible. Dans notre société, des médiations extérieures (en général) existent plus ou moins, mais priment désormais des médiatrices et des médiateurs, des personnels dont la fonction est d’instaurer ou de faire procéder à l’instauration de relations au sein des actions culturelles.
       À ce rôle convient certainement une création de soi et de rapports qui demande à être prise au sérieux. On ne saurait faire l’impasse sur les médiatrices et médiateurs et leur approche de la culture, leur conception de la culture et des arts, et leur conception de leur rôle. Car là se répercute l’incidence de la conception adoptée de la culture, du public et de l’action médiatrice sur le discours et les pratiques portant sur les arts ou les œuvres de culture, les institutions à déployer, les expositions à présenter ou à commenter.
       De la conception de la culture, du public et de sa propre action, par la médiatrice ou le médiateur, auprès des amateurs ou du public, dépend aussi la compréhension ou la mécompréhension du discours ou des attitudes de ceux-ci relativement aux rapports sociaux et culturels. De ces données découle la conception que l’on se fait « de la culture des autres », qui évidemment, dès lors que sa propre conception de la culture devient normative, sont toujours « mineurs » ou « incultes ». Meilleure manière, dans de nombreux cas, de jouir à l’inverse de sa position « dominante » dans le domaine. Ou de comprendre qu’il importe de faire de sa médiation sa création d’une nouvelle dynamique de soi ou du rapport aux autres.

Chacun l’autre à son tour

       Autant affirmer que le champ de l’art, de nos jours, bénéficie d’une dynamique étrange mais centrale : celle d’une mise en mouvement perpétuel, au sein duquel l’art, sous chacune de ses formes (de la création à la médiation) serait tour à tour création et médiation. Voilà qui oblige à le penser comme en une œuvre de l’artiste Peter Downsbrough, hantée par la philosophie de Gilles Deleuze. Il est possible de produire autour de création et médiation un travail de coordination sans totalisation, ni système normatif de référence, un travail sur l’espace et l’écartement qui donnerait lieu non plus à des entités, mais à des amers à recoordonner sans cesse en archipels.  
       Cet autre mode de penser consiste à comprendre qu’il serait possible d’aimer la création et de pratiquer la médiation, d’être prêt à travailler pour l’une comme on est prêt à développer l’autre, et réciproquement.
       Encore convient-il d’ajouter que leur rapport, en mouvement constant, doit rester critique et supporter la contestation, un peu comme Michel Foucault en esquisse les linéaments, s’agissant de déjouer « la métastabilité des dispositifs institutionnels en s’appuyant précisément sur leurs caractéristiques fondamentales ; d’articuler différentes pratiques de manière, non seulement à conserver les puissances de contestations qui s’expriment avec vigueur et efficacité au niveau local, mais surtout de manière à les intensifier en établissant à partir d’un foyer de résistance identifiée avec précision certaines résonances avec d’autres luttes » (in Michel Foucault, un parcours philosophique, Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Paris, Gallimard, 1984, p. 287sq).

                    *   *   *

       Les termes couplés proposés à notre réflexion, création et médiation, en fin de compte, se soumettent à toutes sortes de mouvements qui menacent et brouillent les propos figés et unilatéraux. Tant mieux. Autant affirmer que, pour nos jours, il convient de persévérer à s’interroger sur la communauté possible des artistes qu’on nommait jadis « créateurs » et des médiateurs, à la lumière de l’art contemporain. Ce qui revient aussi à interroger la notion la plus absente des discours et travaux contemporains : la spectatrice et le spectateur, même mués successivement en regardeurs, spectacteurs, activateurs, viveurs, percevants, …

 

  • Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Gaël, Chantier Neapolis, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP
  • Etienne Cliquet, 'Allée froide – datacentre d’art', peinture murale supercalculateur Le Colosse, Québec, 2013 – coproduction BBB centre d’art et La Chambre Blanche
  • Vincent Lafrance, 'La vie de moi', capture vidéo, 2009 – production BBB centre d’art
  • Etienne Cliquet, 'Circuit béant – datacentre d’art', peinture murale, société Fullsave, Labège, 2013, photo. Yohann Gozard – production BBB centre d’art
  • Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Guillaume, Chantier Giraud BTP, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP

Cliquer sur l’image pour lancer le diaporama.

 

Pour en savoir plus :
Christian Ruby, Docteur en philosophie, enseignant (Paris). Derniers ouvrages parus : L’archipel des spectateurs (Besançon, Éditions Nessy, 2012) ; La figure du spectateur (Paris, Armand Colin, 2012).
BBB – centre d’art

 

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EDITO

UN COLLIER RECOMPOSÉ

L’invitation à réorganiser le contenu de cette collection en ligne me fait penser à la transmission d’un grand collier Naga. Comme si chaque diaporama, chaque performance interactive, vidéo, texte ou travail audio se trouvait dégagé de son fil de coton et placé sur un tissu déployé à cet effet, tels les conques blanches sculptées, cloches en laiton, cornalines, os et perles de verre bleu-vert, attendant d’être à nouveau assemblés. Tandis que j’en lisais et écoutais les contenus, je commençais à songer aux créateurs de bijoux. Aussi raconté-je là, en un sens, une histoire de décentrement – non pas une histoire décentrée, mais une histoire dont le récit semble manifester l’aliénation du centre.

Un fois franchi l’arc à l’extrémité est de l’Inde, s’ouvre une région de collines qui jouxte le Bangladesh, la Chine, le sud du Tibet et la Birmanie. Parmi les Etats de cette région, se situe l’exquis et non moins mouvementé Nagaland, avec ses innombrables cultures, rassemblées sous le nom de « Naga », mais dont les communautés possèdent chacune différents modèles de gouvernement extrêmement démocratiques et différentes cultures matérielles. Ses visions du monde, capables d’ouvrir à de nouvelles manières de penser l’art, sont conservées dans des fragments physiques de culture, qui ont survécu aux assauts du prosélytisme et de la modernisation. On y trouve entre autres l’établissement d’un lien philosophique entre l’ornement, la société et l’éthique individuelle. Dans les temps anciens – on retrouve aujourd’hui cette pratique dans les œuvres conceptuelles de l’artiste Veswuzo Phesao –, on était en droit de décorer son corps, ses vêtements, sa maison, en se fondant sur un système d’évaluation du mérite individuel – une valeur que l’on acquérait toujours, en un sens, à travers des rituels de générosité codifiés au sein de la communauté. Le statut puisait toujours sa légitimité dans la conquête individuelle que l’on en faisait. Un guerrier, une personne qui cédait ses excédents de récolte au village, remplissaient ainsi les conditions nécessaires les légitimant à décorer leur maison. Lorsque l’on passait le flambeau, les enfants ne pouvaient hériter de l’ornement, mais devaient à leur tour gagner individuellement ce droit auprès de la société.

En 2007 et 2008, j’ai passé du temps dans cette région à écrire sur son art contemporain ; et j’y suis retournée ensuite. Hekali Zhimomi, alors directrice d’un centre d’art public, le Centre Culturel de la Zone Nord-Est, m’a parlé de ses recherches sur le bijou et la valeur. Dans la culture Ao Naga, m’a-t-elle expliqué, quand on transmet ou achète une pièce de bijoux, le nouveau porteur doit, avant de l’acquérir, écouter toutes les histoires et les mérites de son fabricant d’origine et de ses précédents propriétaires. C’est à travers leurs personnalités et leurs actions que le bijou en vient à amasser de la valeur. Le bijou a un fondement éthique. Et la personnalité de ses précédents porteurs détermine en grande partie sa valeur, qui se traduit en un prix de vente – mais, dans la réalité, en une reconduction de la tradition orale contemporaine du conte, dans laquelle un diplôme d’études supérieures peut représenter un nouveau déterminant de la réussite sociale. Pour les communautés Naga, le bijou – comme tout rituel et toute esthétique – est codé, usé et recodé au fil du temps.

Voici donc peut-être un filtre et un trope à travers lesquels appréhender la forme spécifique de la valeur dans le cadre de ce site web – et rassembler les cinquante Centres d’Art Contemporain français en un site léger, dont les entrées s’organisent par centre, auteur ou matérialité de la réponse. La série et la réinitialisation de la série donnent l’impression qu’il existe aussi d’infinies arrangements subjectifs possibles. L’invitation à restructurer les contenus du site, faite à quatre éditeurs de parties du monde éloignées avec une nouvelle rédaction tout au long de quatre saisons, suppose qu’une sérialité vienne ricocher sur les contenus, comme un musicien sur les notes déterminées d’un râga.

Mais, comme nous le diraient les créateurs originels, nos cornalines et perles de verre forment ici les nombreux virages de la teinture, la rencontre avec une idée et son potentiel. En ce sens, ce sont les idées qui se sont accumulées là. Les rituels de transmission des bijoux, toujours un peu intimes et formels à la fois, portent le poids de l’histoire – des petites histoires, du moins, des personnes qui flottent alentour. Comme si toutes ces âmes étaient convoquées autour de la boîte à bijoux. Conques, cornalines et perles de verre m’évoquent diverses manières d’envisager la biographie et la vie des artistes, la pédagogie et les manières que nous avons de traverser et d’accumuler les connaissances, les multiples manières d’envisager la valeur. Mais se concentrer sur la biographie entraîne un fort sentiment de manque – manque de couleurs et de perles. Je ne peux pas parler ici au nom de tout ce qui est absent, mais peut-être faudrait-il laisser des espaces dans le collier pour ces idées venues de biographies de la différance et qu’il reste à enfiler dans les Centres d’art. Sur cette pensée, je passe le collier à mon collègue et ami, à travers la frontière du Nagaland…

* * *

1. Hériter d’idées

Présenté par le Centre d’Art Contemporain de Brétigny, Matthieu Saladin écrit un texte qui accompagne une partition sonore exceptionnelle réalisée en 1968, « Comme un nuage suspendu dans le ciel ? » du groupe AMM – œuvre elle-même réalisée en réponse à une œuvre en prose, Sextet – The Tiger’s Mind/L’esprit du Tigre de l’un des membres d’AMM, Cornelius Cardew. La clé de ma propre composition est la façon dont le texte de Saladin envisage l’héritage artistique. Dans son approche d’écrivain et d’artiste du double héritage de ces deux œuvres, Saladin souligne que « Comme un nuage » n’est pas tant une interprétation de The Tiger’s Mind, qu’une rencontre avec cette dernière à travers une nouvelle expérimentation.

« Night-light » d’Emmanuelle Pagano à l’Espace de l’Art Concret est une expérience d’écriture. La sélection d’œuvres tirées de la Collection Albers-Honegger que fait l’écrivaine joue un rôle similaire de re-tissage des œuvres à travers de nouveaux critères. Elle confère à ces objets qui nous ont été transmis – œuvres de verre, globe de lumière – une vie affective à travers la forme biographique du récit, grâce à laquelle elle compare le mépris de l’astronaute pour la gravité à celui du souffleur de verre :

« Je suis souffleur de verre, comme mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père. J’aime beaucoup travailler le verre, il devient vivant à la chaleur. De ce matériau magique on peut faire tellement de choses, on peut le façonner sans limite, lui donner toutes les formes, il suffit de l’empêcher de céder à la pesanteur, à l’appel écrasant de la terre. Dans la famille, nous défions la pesanteur depuis plusieurs générations. (…) Petit, je voulais m’en affranchir complètement, de la pesanteur, je voulais devenir spationaute. »

 

2. Perles de verre et tradition orale
« Le verre n’oublie rien. »

Dans son texte sur la relation entre l’artiste et le technicien, intitulé « Cœur à l’ouvrage de verre » et rédigé pour le Cirva – Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques, Thomas Golsenne écrit :

« A cette différence qu’en musique, si on rate une note, on peut se rattraper à la suivante, tandis que dans le verre soufflé, il est impossible de se rattraper : tout doit être parfait du moment où l’on cueille le verre dans le four au moment où on l’enfourne pour le faire refroidir : le verre n’oublie rien. »

Nicolas Floc’h écrit magnifiquement dans « Au cœur du sujet » pour le Centre d’Art – Le Pavé dans la Mare. Sous sa plume, le verre devient le matériau de la philosophie. Dans un passage du texte, il compare le verre à la vinification, se référant à la transmission des techniques, des savoirs et des idées : « Le secret de fabrication relèverait davantage (…) d’une chaîne humaine de savoir-faire et de connaissances qui s’investissent de la vendange jusqu’à la vinification. »

La tradition orale est reconduite au sein de l’art contemporain. Ici, il évoque également les techniciens comme ceux qui transmettent le savoir-faire qu’ils ont du verre au nouvel artiste qui rejoint l’atelier. Et l’on notera les précisions bienvenues de Golsenne, quant au triangle que forment l’artiste, le public et le curateur ou l’institution, et au rôle du technicien :

L’artiste « découvre les fours immenses, qui dégagent un air si chaud qu’il fait onduler les lampes suspendues au plafond, à plusieurs mètres au-dessus. Il découvre le matériau et ses multiples états, petites billes blanches au début (les pellets), masse molle, rouge et brûlante, quand elle est cueillie dans le four et maniée à la canne, enfin volume solide et transparent, quand il a refroidi. Il découvre surtout ces personnages, ces maîtres de l’art du verre, qui ont tout donné pour leur passion, qui détiennent tous les secrets de la technique, et qui, pourtant, sont là, à l’écoute de sa parole, simples, modestes, désireux de lui faire plaisir, de partir avec lui dans un voyage vers l’inconnu, ce projet à venir. »

 

3. Questionner la voix biographique

Aymeric Ebrard utilise le bouillonnement de la description visuelle et auditive pour représenter, dans son récit autobiographique, le fait de se trouver scindé en deux – en l’occurrence, entre deux résidences différentes, en Lituanie et au Maroc, qui s’entrechoquent en une succession rapide. En un double point de vue, le texte intitulé cinématographiquement « L’effet Kulechov » pointe vers ce qui surgit de la signification combinée de deux images frappantes et dissemblables. Il représente pour moi une forme d’écriture, dans la poésie singulière de laquelle vient se loger une voix politique extrêmement claire. Ainsi de cette phrase sur Saïdia, à la frontière algéro-marocaine : « De part et d’autres, les bâtiments vétustes de sa suite étalaient leurs volumes pelés d’HLM à côté des pavillons des colonies du Ministère de la Jeunesse et du Sport. » Ebrard écrit dans le cadre de « Modèles de production », au Centre d’Art Bastille. Dans mon obstination à guetter les voix poétiques à la première personne de l’écriture d’Hélène Cixous, et de bien d’autres, je me souviens de ce grappillage tendu, clair, politique qui accompagne chaque double sens.

« Je suis faite de mots » est une œuvre extraordinaire d’Adva Zakai, qui utilise le support du site web afin de faire partager son métier de chorégraphe. Le curateur du Quartier – Centre d’Art Contemporain de Quimper a écrit : « Tout d’abord, j’aimerais vous demander de nous donner vos impressions sur l’expérience de ‘devenir le centre d’art’, et j’aimerais vous demander d’utiliser ce nouveau support – le site Internet – pour poursuivre l’expérience. » Dans une forme d’adresse imaginative et intime, Zakai utilise la première personne, ou l’approche biographique, pour expliquer au public les précédents immédiats de l’endroit où il se trouve et de ce qu’il voit : « Opening est un solo dans lequel vous vous tenez debout sur une table dans un coin de l’espace d’exposition. Vos mains touchent les murs, et très lentement vous levez une jambe. Puis, tout en vous efforçant de garder l’équilibre, vous racontez une histoire qui pourrait être votre biographie, l’histoire de l’espace ou l’histoire du directeur d’institution. »

Dans une série de lettres pour la Maison Des Arts Georges Pompidou, « Personne ne peut échapper à l’art », Guillaume Pinard et David Evrard discutent de leurs propres personnalités. De leur écriture vivante nous parvient une discussion auto-réflexive sur la valeur et la consommation, l’échange de dons et la collecte.

Emilie Renard, directrice de La Galerie – Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec, correspond avec la critique d’art Sinziana Ravini dans « Chère Sinziana vs. Chère Emilie ». Ces échanges semblent faire directement écho aux problématiques posées par le collier. Leurs échanges interrogent l’approche biographique, la biographie de l’artiste comme valeur dans le cadre de la lecture de l’œuvre, les échanges de dons et les traductions entre les systèmes de valeur. En une écriture franche, elles analysent et réfléchissent à l’utilisation de la première personne comme dispositif de fiction, ou comme style autobiographique, qu’elles considèrent comme différent des « théoriciens d’October » – un style qui va à l’encontre peut-être d’une analyse scientifique des œuvres d’art. « Je pense qu’aujourd’hui, le grand enjeu de notre époque est précisément l’envers de tout cela, de reconquérir le discours sur l’art à travers l’espace sentimental, ce théâtre mystérieux de l’inconscient qui est là, qu’on le veuille ou non. Mais pour ça, il faut oser se mettre à nu, errer, se tromper, et surtout, exagérer. »

L’utilisation par Aurélien Mole d’une voix futuriste, excessive, biographique dans « Hiatus », écrit pour Le Parc Saint Léger, pointe également en ce sens :

« A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges. »

« Mais l’essentiel n’est pas là… » de Jean-Pierre Cometti est un travail magnifiquement écrit pour le Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson. Le texte de Cometti se veut révélateur de la façon dont l’art doit être resitué dans un contexte – ce qu’il résume pertinemment par « quand y a-t-il art ? » :

« La différence, par rapport à ce que nous appelons habituellement ‘expérimentation’, dans les sciences, par exemple, c’est que ces démarches ne sont pas orientées directement vers la production de connaissances ; mais cela ne signifie absolument pas qu’elles soient étrangères à la connaissance. On peut s’en convaincre de manière simple. Dans les sciences et en philosophie, on pratique ce qu’on appelle des ‘expériences de pensée’. Une expérience de pensée consiste à introduire dans le raisonnement une possibilité non réalisée (contrefactuelle) et à en apprécier quelles en seraient les conséquences dans l’hypothèse où elle serait réalisée. Ce type de démarche permet d’ouvrir la connaissance et de l’enrichir en autorisant des formes de compréhension plus amples et plus inclusives. C’est le privilège de la fiction, et c’est aussi celui de l’art. »

 

4. Valoriser la voix politique

« Même si l’art est selon moi entièrement dans le contexte (s’il n’existe pas en dehors d’un certain lieu, d’un certain temps et de spectateurs) et dans son public (c’est par rapport à un certain public que l’artiste décide de ce qu’il doit faire), je pense que l’art est aussi dans l’intention d’un individu, l’artiste », écrit Dora Garcia dans « Je vois mon activité comme une recherche » pour le 3 bis f – Centre d’Art Contemporain. Elle donne l’exemple de The Beggars Opera (2007), qu’elle définit comme « ‘une pièce de théâtre en temps réel et dans l’espace public’ pour le Münster Sculpture Project » :

« Dans cette œuvre, j’ai créé un outil pour démanteler les conventions artistiques dans l’espace public. (…) L’œuvre en question reposait sur un personnage, Charles Filch, un personnage secondaire dans la pièce de Brecht, L’Opéra de Quatre Sous, ressuscité à Münster et devenu pour la circonstance un citoyen dans les rues de Münster pendant les trois mois de l’exposition. Il présentait toutes les qualités que l’on peut attendre d’une œuvre dans l’espace public (une présence qui change la perception qu’on a de l’œuvre) et en même temps il était manifestement à la fois une personne et un personnage dont la réduction à la condition d’un exemplaire du catalogue des sculptures d’extérieur ne pouvait être qu’absurde. »

Le texte de Gilles Drouault est celui qui relève le plus clairement de l’histoire de l’art. Drouault y évoque avec brio et générosité dans la vidéo, Les Témoins, au Centre d’Art Contemporain d’Ivry – Le Crédac, une exposition qui lui est particulièrement chère et les raisons de cet attachement. Pour lui, la pertinence de cette exposition sur l’industrialisation du siècle dernier tient à son emplacement dans la ville industrielle d’Ivry, alors bouillonnante. Fasciné par le développement simultané de l’industrie et du cinéma, il suggère que la dimension la plus significative du 20e siècle fut le développement du monde industriel et de l’ouvrier – postulant notamment que l’élément significatif du 20e siècle fut l’ouvrier comme sujet de droits, les grèves des travailleurs capables de constituer des syndicats. Un des accomplissements du système de l’Europe occidentale a en effet été la protection des travailleurs.

 

5. Collier de stratégies

La thématique politique de « Lamarche-Ovize, Un projet d’œuvres de collaboration » d’Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, pour Micro Onde – Centre d’Art de l’Onde, s’incarne dans une œuvre qui traite des prisons pour femmes. Antoine Marchand dans « Rendez-vous à Troyes, dans l’Aube », au Centre d’Art Contemporain – Passages, parle de son invitation à imaginer les moyens de se débarrasser des déchets nucléaires et de la capacité d’un artiste à répondre à, ou à valoriser, une telle résidence. Fabien Faure dans « Le Temps des Sites », au Cairn – Centre d’Art, écrit sur l’exploitation minière et sa relation au Land Art. Mais il y a aussi une stratégie politique latente dans les écrits, par exemple, d’Olivier Bosson et de son excentrique « Avec donc la fanfare » pour le CRAC Alsace – Centre Rhénan d’Art Contemporain, quand, pour déjouer la surveillance des innombrables caméras que l’on passe dans le métro, surgit un visage couvert de ces motifs camouflage utilisés sur les sous-marins durant la Première Guerre mondiale. C’est l’occasion de plonger dans les profondeurs aquatiques de l’histoire de l’art, envisagée comme stratégie efficace dans un monde politisé – ainsi de l’exemple du cinéma, qui est toujours plus utilisé aujourd’hui et de manière toujours plus terrifiante. Dans une autre discussion à dimension cinématographique, « Empowerment » au Jeu de Paume, Antoine Thirion, critique, répond à l’artiste Claudio Zulian, qui envisage le cinéma comme un outil politique, dans des reconstitutions historiques ayant pour stratégie la répétition. Je termine cette composition avec la performance d’Emma Dusong, Porte, pour le Centre Régional d’Art Contemporain Languedoc-Roussillon.

 

Zasha Colah
Bombay, février 2015

 

A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

ZASHA COLAH

(Bombay, Inde)

Zasha Colah a co-fondé blackrice au Nagaland en 2008 et la Clark House Initiative à Bombay en 2010, après avoir étudié l’histoire de l’art à l’université d’Oxford et avoir suivi la formation curatoriale du Royal College of Arts à Londres. Elle a été la curatrice en charge de l’art moderne indien à la Fondation Jehangir Nicholson au sein du musée Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya de 2008 à 2011 et responsable du service des publics à la Galerie nationale d’art moderne de Bombay de 2004 à 2005. En 2012, elle a co-édité In Search of Vanished Blood, une monographie de l’artiste Nalini Malani pour la dOCUMENTA (13). Elle a été la commissaire de deux expositions sur la scène artistique birmane : Yay-Zeq: Two Burmese Artists Meet Again à l’ISCP à New York et I C U JEST à Kochi (Japon).