Winter issue « Un coup de dés

Un coup de dés

Abitacollection

Le Plateau / Frac Île-de-France multiplie les projets expérimentaux où production et diffusion de la collection se rejoignent pour des propositions allant à la rencontre du public sur le territoire francilien. Abitacollection est une exposition itinérante conçue par Xavier Franceschi, directeur, avec Élodie Royer et Yoann Gourmel, commissaires invités pour la saison 2011-2012. Prenant place dans une bulle gonflable de l’architecte Hans-Walter Müller produite spécialement pour l'occasion, ce projet illustre la position d’un lieu qui se situe résolument à la croisée des chemins.

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Depuis 2010, le Plateau / Frac Ile-de-France conçoit chaque année un projet de diffusion novateur, sous forme d’exposition itinérante, qui s’adresse à un public de proximité. La collection du Frac Île-de-France part ainsi sur les routes de la région au sein d’une structure mobile, à la rencontre des publics franciliens.

Pour Abitacollection, le Plateau / Frac Île-de-France a invité Hans-Walter Müller, pionnier dès les années 60 de « l’architecture en mouvement », à proposer l’un de ses fameux volumes gonflables pour accueillir une exposition d’œuvres de la collection. L’événement s’est déroulé en octobre 2012 sur plusieurs jours dans deux communes du département de la Seine-Saint-Denis. Le projet a été conçu par Xavier Franceschi en collaboration avec Élodie Royer et Yoann Gourmel, commissaires associés au Frac Île-de-France/ Le Plateau pour 2011-2013, à partir de la collection du Frac Île-de-France ainsi que celle du département de la Seine-Saint-Denis.

Avec Abitacollection, il s’agit de présenter des œuvres contemporaines dans un contexte non institutionnel. Le Plateau a fait le pari d’attirer des personnes de tous horizons et de lever les inhibitions du public  en créant les conditions favorables pour des discussions et des échanges avec les visiteurs autour des œuvres.
L’exposition prend pour point de départ le module gonflable, nomade et éphémère, réalisé par Hans-Walter Müller, à la fois œuvre d’art et espace à vivre.
Les œuvres reflètent l’intérêt d’artistes de nationalités et de générations différentes pour des questions liées à l’architecture, au design et plus globalement au fait d’habiter et de pratiquer un espace, qu’il soit public ou privé, réel ou fantasmé. Elles nous proposent une réflexion sur notre environnement immédiat et nos comportements d’utilisateurs et jouent d’un décalage entre usage et représentation, fonction et décor, dans un parcours envisagé comme un « paysage habitable  », selon l’expression d’Hans-Walter Müller.

Avec des oeuvres de Stanislas Amand, Michel Blazy, Véronique Joumard, Bertrand Lavier, Didier Marcel, Gordon Matta-Clark, Mathieu Mercier, Bruno Munari, Bill Owens, Bruno Persat, Philippe Ramette, Josef Robakowski, Vladimir Skoda, Ulrike Weizsäcker & Joanna Borderie

À Villepinte et Romainville, octobre 2012
En partenariat avec le Département de la Seine-Saint-Denis et les villes de Villepinte et Romainville
Avec le soutien de la fondation PSA Peugeot-Citroën et de la fondation EDF
© Julien Crépieux

 

Abitacollection, entretien avec Hans-Walter Müller le 30 août 2012

Yoann Gourmel : Vous êtes architecte et ingénieur, diplômé de l’école polytechnique de Darmstadt en 1961. Vous avez ensuite poursuivi vos études à Paris. Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

Hans-Walter Müller : Dans les années 1960, je faisais partie des artistes cinétiques, qui expérimentaient la notion de mouvement dans l’œuvre d’art. C’était et cela reste toujours ma première préoccupation, tout en me définissant comme un architecte. Pour moi, l’architecture est le premier des arts. Je ne fais pas de distinction entre l’art et l’architecture, c’est un tout depuis toujours.

Élodie Royer : Depuis le début de votre travail tout est lié : l’art cinétique, la lumière, la projection d’images en mouvement et l’architecture pour accueillir ces projections. Pour revenir sur les origines de votre travail et de vos recherches, quel est le premier volume gonflable que vous ayez conçu ?

HWM : En 1967, j’ai participé à une exposition au Musée d’art moderne qui s’appelait « Lumière et mouvement ». A cette occasion, j’ai construit une salle dédiée à la projection d’images en mouvement à partir d’une machine cinétique que j’avais conçue. Cela faisait partie de mes préoccupations d’architecte de pouvoir tout voir en trois dimensions : ne pas regarder vers un mur pour tout voir de façon unidirectionnelle, mais un peu comme devant des fresques, être dans l’image. L’idée m’est venue de faire un ballon, de projeter dessus et de m’asseoir à l’intérieur pour voir les projections tout autour de moi et avoir conscience d’être dans la projection. C’est donc vraiment le début des gonflables.

YG : Pouvez-vous nous décrire le processus de conception des gonflables ?

HWM : Je travaille comme tout architecte avec un cahier des charges. Un théâtre par exemple va avoir besoin d’une certaine hauteur, d’être occulté à la lumière du jour, de comporter parfois des parties transparentes et bien d’autres paramètres. Le cahier des charges est le point de départ d’une réflexion qui va devenir quotidienne et se développer par le travail à travers différentes étapes, dessins, maquettes, outil informatique. Dans la pratique de mon travail il faut connaître la géométrie mais surtout en être toujours curieux.

ÉR : Pouvez-vous nous parler du choix des matériaux et des couleurs, du jeu que vous faites de l’opacité et de la transparence ?

HWM : Ça fait partie de mon travail d’architecte. Par exemple dans le volume que je suis en train de concevoir pour l’exposition Abitacollection, la lumière vient du bas. Cela a quelque chose de magique qui permet aussi de très bien voir les œuvres. En ce qui concerne les matériaux, il faut me considérer pratiquement comme un couturier, un couturier d’architecture. Si j’ai une commande, je pars en explorateur dans les usines à la recherche d’un tissu. Il faut de beaux tissus pour de belles robes ! Malheureusement, dans la gamme technique des tissus que j’utilise il n’existe pas beaucoup de couleurs. C’est toujours le blanc, le blanc, le blanc ! Mais moi j’aime la couleur et si je veux obtenir un tissu coloré de mon choix, je suis contraint de le faire fabriquer spécialement, ce qui n’est possible que pour l’achat d’une quantité très importante. Ainsi j’ai différentes périodes de couleur dans ma création. A l’image de la période bleue ou rose de Picasso, je vis en ce moment ma période jaune.

YG : Comment définissez-vous un gonflable ?

HWM : Je le définis par sa technique de construction. C’est une architecture faite de fluides. La base de la construction repose sur les principes de la mécanique des fluides, définie par Blaise Pascal. Dans cette architecture, il n’y a plus d’épaisseur. On crée une différence de pression entre intérieur et extérieur. Il y a à l’intérieur un peu plus de pression qu’à l’extérieur et cette légère surpression produit une tension dans la toile. Cette tension assure toute la résistance et la stabilité de cette construction. C’est ça l’essentiel. Dans une construction traditionnelle, il faut faire des fondations. Une construction gonflable n’a pas de fondation car elle n’est pas soumise à la loi de la gravité, au contraire elle aspire à s’élever vers le haut et il faut la retenir. Contrairement à ce que les gens pensent, un gonflable n’a pas besoin de beaucoup d’énergie. Il faut cependant un moteur électrique qui doit fonctionner en permanence même s’il ne consomme pas beaucoup d’énergie. Mais aujourd’hui, personne ne veut que quelque chose fonctionne en permanence. Sauf l’amour, entre parenthèses. Maintenant ce qui est encore plus fou et paradoxal – et Blaise Pascal précisément a révélé le paradoxe de la mécanique des fluides : les forces se démultiplient en fonction de la surface ; plus un gonflable est grand et moins il a besoin d’énergie. Cette explication que je vous fais là, ce n’est pas parce que je veux me défendre. C’est la réalité.

ÉR : C’est aussi un paradoxe pour un architecte de construire des bâtiments éphémères. Etait-ce aussi un parti-pris par rapport à l’architecture classique d’aller vers un type de construction modulable, éphémère ?

HWM : Oui, mais attention. Les gonflables sont souvent utilisés dans des situations éphémères, mais ils peuvent aussi être pérennes. Ils ont les deux facultés. D’un autre côté, je ne crois absolument pas que le gonflable va remplacer l’architecture traditionnelle. C’est un complément qui peut s’ajouter à l’architecture traditionnelle. C’est une architecture de notre temps sensationnelle qui peut plutôt souligner la construction du passé et inversement. D’ailleurs, je ne suis pas du tout un spécialiste des gonflables. Je suis d’abord un architecte qui utilise le gonflable. Un phénomène très intéressant en architecture est de réfléchir sur un mur qui monte au plafond et continue sans rupture. Dans les courbures, l’œil peut se promener sans être interrompu. Il peut ainsi aller le plus loin possible.

ÉR : Pouvez-vous nous parler du gonflable que vous avez conçu pour l’exposition ?

HWM : Ce qui est très important dans une exposition d’art, c’est qu’il y ait un contact entre l’intérieur et l’extérieur, une continuité. Sans se sentir pour autant à l’extérieur. Le plancher modulaire dans l’exposition ne touche ainsi pas du tout le gonflable, il est comme une île.

YG : Vous avez été prestidigitateur à l’âge de 14 ans et je me demandais quelle influence cela avait sur vos architectures ?

HWM : Oui bien sûr, l’apparition, la disparition. J’étais prestidigitateur quand j’étais étudiant et d’une manière professionnelle, j’étais sur scène tous les weekends. J’aime les choses qui ne sont presque pas possibles.

 

 

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EDITO

UN COLLIER RECOMPOSÉ

L’invitation à réorganiser le contenu de cette collection en ligne me fait penser à la transmission d’un grand collier Naga. Comme si chaque diaporama, chaque performance interactive, vidéo, texte ou travail audio se trouvait dégagé de son fil de coton et placé sur un tissu déployé à cet effet, tels les conques blanches sculptées, cloches en laiton, cornalines, os et perles de verre bleu-vert, attendant d’être à nouveau assemblés. Tandis que j’en lisais et écoutais les contenus, je commençais à songer aux créateurs de bijoux. Aussi raconté-je là, en un sens, une histoire de décentrement – non pas une histoire décentrée, mais une histoire dont le récit semble manifester l’aliénation du centre.

Un fois franchi l’arc à l’extrémité est de l’Inde, s’ouvre une région de collines qui jouxte le Bangladesh, la Chine, le sud du Tibet et la Birmanie. Parmi les Etats de cette région, se situe l’exquis et non moins mouvementé Nagaland, avec ses innombrables cultures, rassemblées sous le nom de « Naga », mais dont les communautés possèdent chacune différents modèles de gouvernement extrêmement démocratiques et différentes cultures matérielles. Ses visions du monde, capables d’ouvrir à de nouvelles manières de penser l’art, sont conservées dans des fragments physiques de culture, qui ont survécu aux assauts du prosélytisme et de la modernisation. On y trouve entre autres l’établissement d’un lien philosophique entre l’ornement, la société et l’éthique individuelle. Dans les temps anciens – on retrouve aujourd’hui cette pratique dans les œuvres conceptuelles de l’artiste Veswuzo Phesao –, on était en droit de décorer son corps, ses vêtements, sa maison, en se fondant sur un système d’évaluation du mérite individuel – une valeur que l’on acquérait toujours, en un sens, à travers des rituels de générosité codifiés au sein de la communauté. Le statut puisait toujours sa légitimité dans la conquête individuelle que l’on en faisait. Un guerrier, une personne qui cédait ses excédents de récolte au village, remplissaient ainsi les conditions nécessaires les légitimant à décorer leur maison. Lorsque l’on passait le flambeau, les enfants ne pouvaient hériter de l’ornement, mais devaient à leur tour gagner individuellement ce droit auprès de la société.

En 2007 et 2008, j’ai passé du temps dans cette région à écrire sur son art contemporain ; et j’y suis retournée ensuite. Hekali Zhimomi, alors directrice d’un centre d’art public, le Centre Culturel de la Zone Nord-Est, m’a parlé de ses recherches sur le bijou et la valeur. Dans la culture Ao Naga, m’a-t-elle expliqué, quand on transmet ou achète une pièce de bijoux, le nouveau porteur doit, avant de l’acquérir, écouter toutes les histoires et les mérites de son fabricant d’origine et de ses précédents propriétaires. C’est à travers leurs personnalités et leurs actions que le bijou en vient à amasser de la valeur. Le bijou a un fondement éthique. Et la personnalité de ses précédents porteurs détermine en grande partie sa valeur, qui se traduit en un prix de vente – mais, dans la réalité, en une reconduction de la tradition orale contemporaine du conte, dans laquelle un diplôme d’études supérieures peut représenter un nouveau déterminant de la réussite sociale. Pour les communautés Naga, le bijou – comme tout rituel et toute esthétique – est codé, usé et recodé au fil du temps.

Voici donc peut-être un filtre et un trope à travers lesquels appréhender la forme spécifique de la valeur dans le cadre de ce site web – et rassembler les cinquante Centres d’Art Contemporain français en un site léger, dont les entrées s’organisent par centre, auteur ou matérialité de la réponse. La série et la réinitialisation de la série donnent l’impression qu’il existe aussi d’infinies arrangements subjectifs possibles. L’invitation à restructurer les contenus du site, faite à quatre éditeurs de parties du monde éloignées avec une nouvelle rédaction tout au long de quatre saisons, suppose qu’une sérialité vienne ricocher sur les contenus, comme un musicien sur les notes déterminées d’un râga.

Mais, comme nous le diraient les créateurs originels, nos cornalines et perles de verre forment ici les nombreux virages de la teinture, la rencontre avec une idée et son potentiel. En ce sens, ce sont les idées qui se sont accumulées là. Les rituels de transmission des bijoux, toujours un peu intimes et formels à la fois, portent le poids de l’histoire – des petites histoires, du moins, des personnes qui flottent alentour. Comme si toutes ces âmes étaient convoquées autour de la boîte à bijoux. Conques, cornalines et perles de verre m’évoquent diverses manières d’envisager la biographie et la vie des artistes, la pédagogie et les manières que nous avons de traverser et d’accumuler les connaissances, les multiples manières d’envisager la valeur. Mais se concentrer sur la biographie entraîne un fort sentiment de manque – manque de couleurs et de perles. Je ne peux pas parler ici au nom de tout ce qui est absent, mais peut-être faudrait-il laisser des espaces dans le collier pour ces idées venues de biographies de la différance et qu’il reste à enfiler dans les Centres d’art. Sur cette pensée, je passe le collier à mon collègue et ami, à travers la frontière du Nagaland…

* * *

1. Hériter d’idées

Présenté par le Centre d’Art Contemporain de Brétigny, Matthieu Saladin écrit un texte qui accompagne une partition sonore exceptionnelle réalisée en 1968, « Comme un nuage suspendu dans le ciel ? » du groupe AMM – œuvre elle-même réalisée en réponse à une œuvre en prose, Sextet – The Tiger’s Mind/L’esprit du Tigre de l’un des membres d’AMM, Cornelius Cardew. La clé de ma propre composition est la façon dont le texte de Saladin envisage l’héritage artistique. Dans son approche d’écrivain et d’artiste du double héritage de ces deux œuvres, Saladin souligne que « Comme un nuage » n’est pas tant une interprétation de The Tiger’s Mind, qu’une rencontre avec cette dernière à travers une nouvelle expérimentation.

« Night-light » d’Emmanuelle Pagano à l’Espace de l’Art Concret est une expérience d’écriture. La sélection d’œuvres tirées de la Collection Albers-Honegger que fait l’écrivaine joue un rôle similaire de re-tissage des œuvres à travers de nouveaux critères. Elle confère à ces objets qui nous ont été transmis – œuvres de verre, globe de lumière – une vie affective à travers la forme biographique du récit, grâce à laquelle elle compare le mépris de l’astronaute pour la gravité à celui du souffleur de verre :

« Je suis souffleur de verre, comme mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père. J’aime beaucoup travailler le verre, il devient vivant à la chaleur. De ce matériau magique on peut faire tellement de choses, on peut le façonner sans limite, lui donner toutes les formes, il suffit de l’empêcher de céder à la pesanteur, à l’appel écrasant de la terre. Dans la famille, nous défions la pesanteur depuis plusieurs générations. (…) Petit, je voulais m’en affranchir complètement, de la pesanteur, je voulais devenir spationaute. »

 

2. Perles de verre et tradition orale
« Le verre n’oublie rien. »

Dans son texte sur la relation entre l’artiste et le technicien, intitulé « Cœur à l’ouvrage de verre » et rédigé pour le Cirva – Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques, Thomas Golsenne écrit :

« A cette différence qu’en musique, si on rate une note, on peut se rattraper à la suivante, tandis que dans le verre soufflé, il est impossible de se rattraper : tout doit être parfait du moment où l’on cueille le verre dans le four au moment où on l’enfourne pour le faire refroidir : le verre n’oublie rien. »

Nicolas Floc’h écrit magnifiquement dans « Au cœur du sujet » pour le Centre d’Art – Le Pavé dans la Mare. Sous sa plume, le verre devient le matériau de la philosophie. Dans un passage du texte, il compare le verre à la vinification, se référant à la transmission des techniques, des savoirs et des idées : « Le secret de fabrication relèverait davantage (…) d’une chaîne humaine de savoir-faire et de connaissances qui s’investissent de la vendange jusqu’à la vinification. »

La tradition orale est reconduite au sein de l’art contemporain. Ici, il évoque également les techniciens comme ceux qui transmettent le savoir-faire qu’ils ont du verre au nouvel artiste qui rejoint l’atelier. Et l’on notera les précisions bienvenues de Golsenne, quant au triangle que forment l’artiste, le public et le curateur ou l’institution, et au rôle du technicien :

L’artiste « découvre les fours immenses, qui dégagent un air si chaud qu’il fait onduler les lampes suspendues au plafond, à plusieurs mètres au-dessus. Il découvre le matériau et ses multiples états, petites billes blanches au début (les pellets), masse molle, rouge et brûlante, quand elle est cueillie dans le four et maniée à la canne, enfin volume solide et transparent, quand il a refroidi. Il découvre surtout ces personnages, ces maîtres de l’art du verre, qui ont tout donné pour leur passion, qui détiennent tous les secrets de la technique, et qui, pourtant, sont là, à l’écoute de sa parole, simples, modestes, désireux de lui faire plaisir, de partir avec lui dans un voyage vers l’inconnu, ce projet à venir. »

 

3. Questionner la voix biographique

Aymeric Ebrard utilise le bouillonnement de la description visuelle et auditive pour représenter, dans son récit autobiographique, le fait de se trouver scindé en deux – en l’occurrence, entre deux résidences différentes, en Lituanie et au Maroc, qui s’entrechoquent en une succession rapide. En un double point de vue, le texte intitulé cinématographiquement « L’effet Kulechov » pointe vers ce qui surgit de la signification combinée de deux images frappantes et dissemblables. Il représente pour moi une forme d’écriture, dans la poésie singulière de laquelle vient se loger une voix politique extrêmement claire. Ainsi de cette phrase sur Saïdia, à la frontière algéro-marocaine : « De part et d’autres, les bâtiments vétustes de sa suite étalaient leurs volumes pelés d’HLM à côté des pavillons des colonies du Ministère de la Jeunesse et du Sport. » Ebrard écrit dans le cadre de « Modèles de production », au Centre d’Art Bastille. Dans mon obstination à guetter les voix poétiques à la première personne de l’écriture d’Hélène Cixous, et de bien d’autres, je me souviens de ce grappillage tendu, clair, politique qui accompagne chaque double sens.

« Je suis faite de mots » est une œuvre extraordinaire d’Adva Zakai, qui utilise le support du site web afin de faire partager son métier de chorégraphe. Le curateur du Quartier – Centre d’Art Contemporain de Quimper a écrit : « Tout d’abord, j’aimerais vous demander de nous donner vos impressions sur l’expérience de ‘devenir le centre d’art’, et j’aimerais vous demander d’utiliser ce nouveau support – le site Internet – pour poursuivre l’expérience. » Dans une forme d’adresse imaginative et intime, Zakai utilise la première personne, ou l’approche biographique, pour expliquer au public les précédents immédiats de l’endroit où il se trouve et de ce qu’il voit : « Opening est un solo dans lequel vous vous tenez debout sur une table dans un coin de l’espace d’exposition. Vos mains touchent les murs, et très lentement vous levez une jambe. Puis, tout en vous efforçant de garder l’équilibre, vous racontez une histoire qui pourrait être votre biographie, l’histoire de l’espace ou l’histoire du directeur d’institution. »

Dans une série de lettres pour la Maison Des Arts Georges Pompidou, « Personne ne peut échapper à l’art », Guillaume Pinard et David Evrard discutent de leurs propres personnalités. De leur écriture vivante nous parvient une discussion auto-réflexive sur la valeur et la consommation, l’échange de dons et la collecte.

Emilie Renard, directrice de La Galerie – Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec, correspond avec la critique d’art Sinziana Ravini dans « Chère Sinziana vs. Chère Emilie ». Ces échanges semblent faire directement écho aux problématiques posées par le collier. Leurs échanges interrogent l’approche biographique, la biographie de l’artiste comme valeur dans le cadre de la lecture de l’œuvre, les échanges de dons et les traductions entre les systèmes de valeur. En une écriture franche, elles analysent et réfléchissent à l’utilisation de la première personne comme dispositif de fiction, ou comme style autobiographique, qu’elles considèrent comme différent des « théoriciens d’October » – un style qui va à l’encontre peut-être d’une analyse scientifique des œuvres d’art. « Je pense qu’aujourd’hui, le grand enjeu de notre époque est précisément l’envers de tout cela, de reconquérir le discours sur l’art à travers l’espace sentimental, ce théâtre mystérieux de l’inconscient qui est là, qu’on le veuille ou non. Mais pour ça, il faut oser se mettre à nu, errer, se tromper, et surtout, exagérer. »

L’utilisation par Aurélien Mole d’une voix futuriste, excessive, biographique dans « Hiatus », écrit pour Le Parc Saint Léger, pointe également en ce sens :

« A partir de documents et de sources orales que je collecte aux alentours du Parc Saint Léger, je suis quasiment parvenu à reconstituer ce que fut la programmation du centre d’art dans et hors les murs. A partir de ces informations, d’autres historiens travailleront pour extrapoler ce que fut la vie culturelle en Europe entre 2000 et 2075 et tenter de réécrire ainsi une histoire par les marges. »

« Mais l’essentiel n’est pas là… » de Jean-Pierre Cometti est un travail magnifiquement écrit pour le Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson. Le texte de Cometti se veut révélateur de la façon dont l’art doit être resitué dans un contexte – ce qu’il résume pertinemment par « quand y a-t-il art ? » :

« La différence, par rapport à ce que nous appelons habituellement ‘expérimentation’, dans les sciences, par exemple, c’est que ces démarches ne sont pas orientées directement vers la production de connaissances ; mais cela ne signifie absolument pas qu’elles soient étrangères à la connaissance. On peut s’en convaincre de manière simple. Dans les sciences et en philosophie, on pratique ce qu’on appelle des ‘expériences de pensée’. Une expérience de pensée consiste à introduire dans le raisonnement une possibilité non réalisée (contrefactuelle) et à en apprécier quelles en seraient les conséquences dans l’hypothèse où elle serait réalisée. Ce type de démarche permet d’ouvrir la connaissance et de l’enrichir en autorisant des formes de compréhension plus amples et plus inclusives. C’est le privilège de la fiction, et c’est aussi celui de l’art. »

 

4. Valoriser la voix politique

« Même si l’art est selon moi entièrement dans le contexte (s’il n’existe pas en dehors d’un certain lieu, d’un certain temps et de spectateurs) et dans son public (c’est par rapport à un certain public que l’artiste décide de ce qu’il doit faire), je pense que l’art est aussi dans l’intention d’un individu, l’artiste », écrit Dora Garcia dans « Je vois mon activité comme une recherche » pour le 3 bis f – Centre d’Art Contemporain. Elle donne l’exemple de The Beggars Opera (2007), qu’elle définit comme « ‘une pièce de théâtre en temps réel et dans l’espace public’ pour le Münster Sculpture Project » :

« Dans cette œuvre, j’ai créé un outil pour démanteler les conventions artistiques dans l’espace public. (…) L’œuvre en question reposait sur un personnage, Charles Filch, un personnage secondaire dans la pièce de Brecht, L’Opéra de Quatre Sous, ressuscité à Münster et devenu pour la circonstance un citoyen dans les rues de Münster pendant les trois mois de l’exposition. Il présentait toutes les qualités que l’on peut attendre d’une œuvre dans l’espace public (une présence qui change la perception qu’on a de l’œuvre) et en même temps il était manifestement à la fois une personne et un personnage dont la réduction à la condition d’un exemplaire du catalogue des sculptures d’extérieur ne pouvait être qu’absurde. »

Le texte de Gilles Drouault est celui qui relève le plus clairement de l’histoire de l’art. Drouault y évoque avec brio et générosité dans la vidéo, Les Témoins, au Centre d’Art Contemporain d’Ivry – Le Crédac, une exposition qui lui est particulièrement chère et les raisons de cet attachement. Pour lui, la pertinence de cette exposition sur l’industrialisation du siècle dernier tient à son emplacement dans la ville industrielle d’Ivry, alors bouillonnante. Fasciné par le développement simultané de l’industrie et du cinéma, il suggère que la dimension la plus significative du 20e siècle fut le développement du monde industriel et de l’ouvrier – postulant notamment que l’élément significatif du 20e siècle fut l’ouvrier comme sujet de droits, les grèves des travailleurs capables de constituer des syndicats. Un des accomplissements du système de l’Europe occidentale a en effet été la protection des travailleurs.

 

5. Collier de stratégies

La thématique politique de « Lamarche-Ovize, Un projet d’œuvres de collaboration » d’Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, pour Micro Onde – Centre d’Art de l’Onde, s’incarne dans une œuvre qui traite des prisons pour femmes. Antoine Marchand dans « Rendez-vous à Troyes, dans l’Aube », au Centre d’Art Contemporain – Passages, parle de son invitation à imaginer les moyens de se débarrasser des déchets nucléaires et de la capacité d’un artiste à répondre à, ou à valoriser, une telle résidence. Fabien Faure dans « Le Temps des Sites », au Cairn – Centre d’Art, écrit sur l’exploitation minière et sa relation au Land Art. Mais il y a aussi une stratégie politique latente dans les écrits, par exemple, d’Olivier Bosson et de son excentrique « Avec donc la fanfare » pour le CRAC Alsace – Centre Rhénan d’Art Contemporain, quand, pour déjouer la surveillance des innombrables caméras que l’on passe dans le métro, surgit un visage couvert de ces motifs camouflage utilisés sur les sous-marins durant la Première Guerre mondiale. C’est l’occasion de plonger dans les profondeurs aquatiques de l’histoire de l’art, envisagée comme stratégie efficace dans un monde politisé – ainsi de l’exemple du cinéma, qui est toujours plus utilisé aujourd’hui et de manière toujours plus terrifiante. Dans une autre discussion à dimension cinématographique, « Empowerment » au Jeu de Paume, Antoine Thirion, critique, répond à l’artiste Claudio Zulian, qui envisage le cinéma comme un outil politique, dans des reconstitutions historiques ayant pour stratégie la répétition. Je termine cette composition avec la performance d’Emma Dusong, Porte, pour le Centre Régional d’Art Contemporain Languedoc-Roussillon.

 

Zasha Colah
Bombay, février 2015

 

A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

ZASHA COLAH

(Bombay, Inde)

Zasha Colah a co-fondé blackrice au Nagaland en 2008 et la Clark House Initiative à Bombay en 2010, après avoir étudié l’histoire de l’art à l’université d’Oxford et avoir suivi la formation curatoriale du Royal College of Arts à Londres. Elle a été la curatrice en charge de l’art moderne indien à la Fondation Jehangir Nicholson au sein du musée Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya de 2008 à 2011 et responsable du service des publics à la Galerie nationale d’art moderne de Bombay de 2004 à 2005. En 2012, elle a co-édité In Search of Vanished Blood, une monographie de l’artiste Nalini Malani pour la dOCUMENTA (13). Elle a été la commissaire de deux expositions sur la scène artistique birmane : Yay-Zeq: Two Burmese Artists Meet Again à l’ISCP à New York et I C U JEST à Kochi (Japon).