L’ESPACE DE L’ART CONCRET

joue
LA CORRESPONDANCE
avec
Emmanuelle Pagano

Veilleuse

Inauguré en 1990, l’Espace de l’Art Concret se situe sur la commune de Mouans-Sartoux. Il développe son action autour de trois pôles : la conservation de la Donation Albers-Honegger, la programmation d’expositions temporaires dans la Galerie du Château et dans la Donation et l’action pédagogique. Egalement lieu de résidence, l’EAC a accueilli durant 3 mois l’écrivaine Emmanuelle Pagano qui a écrit un texte en écho à certaines œuvres. Ce texte, offre une vision fictionnelle de la collection dans une volonté affirmée d’ouverture et de dialogue entre les différents champs artistiques et le public.


par Philippe Gamba

 

Je ne suis jamais allé dans l’espace. Mais j’en ai toujours rêvé. Mes rêves n’ont pas quitté le ciel des yeux. Je regarde parfois ma veilleuse d’enfant briller là-haut, Vénus, je pense à ma petite sœur de quelques minutes. Entre Vénus et nous, entre vénus et mon passé, j’ai placé une lampe, une autre lampe, en orbite autour de la Terre. Ma lampe d’adulte allumée. Elle veille sur nos nouveaux sommeils. Elle tourne quelque part dans la nuit, pas pour y voir en plein noir, mais pour nous éclairer, pour éclairer nos connaissances. Savoir. Elle dérive là-haut pour ausculter le soleil. Elle clignote comme un rappel, pour que je ne m’éloigne pas trop de mes rêves d’enfant.

            Je suis souffleur de verre, comme mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père. J’aime beaucoup travailler le verre, il devient vivant à la chaleur. De ce matériau magique on peut faire tellement de choses, on peut le façonner sans limite, lui donner toutes les formes, il suffit de l’empêcher de céder à la pesanteur, à l’appel écrasant de la terre. Dans la famille, nous défions la pesanteur depuis plusieurs générations. Nous cueillons une goutte de verre, précisément dosée, au bout d’une tige creuse que nous appelons la canne, et, en retirant la canne, nous gardons toujours au bras des mouvements de rotation pour démentir cet effet de pesanteur, le contredire, donner tort à la terre, et empêcher ainsi le verre de s’étirer. La rondeur est une grâce. Nos gestes sont comme une pantomime indienne, de fines torsions de bharata natyam, nous dansons des poignets pour que la terre n’appelle pas le verre à ses pieds. Petit, je voulais m’en affranchir complètement, de la pesanteur, je voulais devenir spationaute. Devenir la goutte de verre portée par la poigne aérienne de mon père. Mais mes parents avaient les pieds sur terre. Pour être spationaute il fallait faire de longues études, pour faire de longues études il fallait aller loin, et loin c’était trop cher pour eux. Ils voulaient que je travaille à leurs côtés, et que je reprenne la boîte, cette petite entreprise artisanale où mon père façonnait le verre, avec de jolies gesticulations, où ma mère était secrétaire-comptable, et qui était toute leur fierté. Ma fierté à moi, c’est ma lampe là-haut, à bord de la station spatiale internationale. Avant, ma fierté c’était ma sœur, ma petite sœur de quelques minutes, quand elle chantait rien que pour moi, debout sur son lit près du mien, dansant sur son lit jumeau du mien.  Un peu ronde et si gracieuse. Je ne suis pas tombé très loin de mes rêves d’enfant. Je ne sais pas si l’enfant que j’étais serait d’accord avec l’adulte que je suis devenu. Parfois je me dis que je ne suis pas allé jusqu’au bout de mes rêves, que j’aurais dû travailler plus à l’école, affronter mes parents, partir en ville faire de longues études qui m’auraient conduit jusqu’aux étoiles. Je ne me suis jamais opposé à mes parents, je n’en ai pas eu le courage. Je n’avais pas peur d’eux, non, je n’avais juste pas envie de les décevoir. Tous les soirs je regardais Vénus, je lui parlais. Je lui confiais mes doutes, mes regrets, et ça me suffisait je crois. Mes parents avaient déjà assez à faire avec ma sœur, qui leur filait entre les doigts et n’en faisait qu’à sa tête. Nébuleuse, belle, fofolle, ma sœur jumelle, ma petite sœur de quelques minutes.
            Quelques minutes et c’est déjà le passé. Toutes nos expériences, nos gestes, nos regards, ont lieu dans le passé, même s’il ne s’agit que de millionièmes de seconde, il y a toujours un décalage, parce que la lumière met du temps à nous parvenir, et le son n’en parlons même pas. La voix de ma sœur, chantant debout sur le lit, est si lointaine. Je me demande si aller sur Vénus n’est pas plus rapide que le temps de rejoindre mon passé.

             Vénus est la planète du système solaire qui ressemble le plus à la Terre. En apparence. Maintenant on sait qu’elle n’est pas si proche. Quand on la connaissait moins, autrefois, on l’appelait « jumelle de la Terre », parce qu’elle a presque la même taille, presque le même poids, et comme la Terre, elle est recouverte en permanence d’épais nuages, très brillants. Ce sont eux qui la rendent si lumineuse dans le ciel, si lumineuse qu’on l’appelle l’étoile du Berger, parce qu’elle est visible dès le crépuscule, et à l’aube aussi, dans le sommeil des couche-tard. Mais ce n’est pas une étoile, tout le monde le sait. Ma sœur rêvait d’être une star. Elle avait des petites comètes dans les yeux, des gestes ronds, elle cherchait les regards aveugles des projecteurs. Elle chantait, elle sortait, elle dansait et se couchait tard. Mes parents voulaient qu’elle suive des études de secrétariat ou de comptabilité. Alors elle filait, elle fuguait. Elle écumait les auditions, croyait aux contrats de pacotille des bars et des boîtes du samedi soir. Elle faisait son show lors de soirées « tee-shirts mouillés ». Elle rencontrait des soi-disant producteurs. Elle voulait percer. C’était son expression, son verbe, « percer », qu’elle remplaçait parfois par « briller ». Elle disait qu’elle avait un avenir stellaire, à condition de partir d’ici. Elle voulait fuir cette atmosphère provinciale, la lourdeur de l’air du pays. Elle disait qu’ailleurs ça déchire, partout ailleurs, n’importe où ailleurs.

            Vénus est l’objet du système solaire le plus brillant depuis la Terre, après le soleil et la lune. Tout le monde a déjà vu Vénus, même sans savoir que c’était Vénus. À la surface, il y fait très chaud, 470° en moyenne, qu’on soit à l’équateur ou aux pôles. On a longtemps cru que ces nuages étaient comme les nôtres, des amas de gouttes d’eau, mais non, pas du tout. Ma sœur n’est pas devenue une star, juste une paumée. Elle rêvait, elle fumait, elle buvait, elle prenait des trucs, elle planait. Elle revenait à la maison pour voler de quoi planer encore. L’atmosphère de Vénus, c’est essentiellement du dioxyde de carbone, et les nuages sont gonflés d’acide sulfurique. L’air de Vénus est très toxique. Elle est recouverte d’un océan gazeux, une atmosphère épaisse, responsable de cette chaleur insupportable. L’endroit du système solaire qui ressemble le plus à la Terre est là, dans les nuages de Vénus, mais ces nuages vitriolés sont irrespirables. J’essayais de défendre ma sœur, ma petite sœur, plus jeune de quelques minutes à peine. Je ne parlais plus de mes rêves à moi, intégrer les programmes de découverte de l’espace, aller sur Vénus. Ma sœur les connaissait mes rêves, elle avait choisi ce prénom, Vénus, comme nom de scène, elle l’avait choisi pour moi, sauf qu’elle n’a jamais fait de scène, ou plutôt si, des scènes elle en faisait, mais elle n’a jamais été vraiment sur scène, et moi je ne suis jamais allé dans l’espace. Le temps d’aller entre la Terre et Vénus est très rapide, c’est notre plus proche voisine, il suffit de quelques mois, trois ou quatre si on s’y prend bien, si on suit les bons trajets. Pour aller vers Mars il en faut six, dix à quinze ans pour aller vers Neptune ou Pluton, alors Vénus c’est tout près, si près.

            Je suis parti. Je n’ai pas repris la boîte. J’habite et je travaille en région parisienne, au laboratoire, ce labo qui mène une recherche de pointe, reconnue à l’échelle internationale, et qui emploie plus de deux cents personnes. Dans l’entreprise familiale, il n’y avait que deux employés, les patrons, mes parents. Je souffle le verre comme ils me l’ont appris, avec les mêmes lunettes bleues, pour faire écran au rayonnement diffusé par le verre travaillé, le plus souvent du pyrex, qui dégage une forte radiation jaune. Il faut se méfier des fortes lumières. Sans ces lunettes, impossible de voir ce qui se passe dans la flamme. Elles protègent mes yeux d’une cataracte. Ma sœur est morte, il y a quinze ans, des suites du sida. Je suis parti de la maison juste après l’enterrement. Elle ne pouvait plus chanter, elle ne pouvait plus danser, elle avait maigri jusqu’à la laideur et, les derniers mois, elle était devenue aveugle.

            Par temps clair, la nuit, on peut apercevoir la station, elle est grande comme un stade de foot à peu près. Et dans la station, ma petite lampe veille. Elle a fait beaucoup de chemin, depuis que je l’ai lâchée. Je l’ai façonnée dans mon atelier, puis elle a été intégrée dans un instrument qui sert à mesurer et analyser le rayonnement solaire, son intensité, le spectre des différentes couleurs de sa lumière, pour connaître tous les processus chimiques et dynamiques de notre étoile. Vénus n’est pas une étoile, ma sœur n’est jamais devenue une star, elle n’est jamais partie, elle ne brille pas là-haut, je ne suis pas croyant, elle est dans la terre, dans le noir total. Nous qui surveillons l’espace, nous savons qu’on ne voit pas les choses au moment où on les voit. Le présent n’existe pas. Le passé est l’outil principal des astronomes, ils le manipulent sans cesse, ils vivent dedans. Le seul présent est celui de nos pensées, penser est ce qui se rapproche le plus du présent absolu, mais nos pensées, nos émotions, nos souvenirs, tardent à se déplacer en nous, à se distribuer entre nos sens. Observer l’espace c’est regarder ce qui a déjà eu lieu, observer l’espace est toujours nostalgique. Je vois la silhouette de ma petite sœur, ma petite sœur de quelques minutes, morte depuis si longtemps, danser debout sur le lit. Elle m’éblouit encore. Les supernovæ sont des étoiles insignifiantes, que l’on ne distinguait même pas de leur vivant dans le ciel, mais elles meurent en explosant, et leur agonie est plus lumineuse qu’une galaxie entière. Cet instrument pour examiner le soleil, conçu, réalisé, testé, étalonné par notre labo, a été envoyé à la NASA. On l’a mis dans la soute de la navette américaine. Lancée et mise en orbite, la navette s’est accouplée à la station spatiale, des astronautes ont sorti notre instrument de la soute, et l’ont installé à l’extérieur du module Colombus, le module européen de la station. Avec ma lampe à l’intérieur.

 

Pour en savoir plus :
L’Espace de l’Art Concret
Emmanuelle Pagano