LE CENTRE D’ART BASTILLE

joue
L’INFILTRATION
avec
Veronica Valentini
Pauline Bastard
Aymeric Ebrard
Elisa Pône

Modes de production

Installé dans des casemates voûtées en pierre de tailles du site de la Bastille, le Centre d’Art Bastille propose aux visiteurs de ce haut lieu touristique grenoblois une confrontation insolite avec l’art en mettant en avant les expériences et les rencontres, tant artistiques qu’humaines, qu’ont vécues les artistes qui y sont présentés. Ce sont ces moments que Veronica Valentini, commissaire et critique italienne vivant à Barcelone, a choisi de questionner en regard de sa propre expérience.

La première fois que j’ai rencontré Elisa PônePauline Bastard et Aymeric Ebrard c’était en 2009 lors de leur participation à une exposition au Centre d’Art Bastille de Grenoble et de ma formation en pratiques curatoriales à l’Ecole du Magasin – sur la jeune création français pour laquelle j’ai été invitée à prendre part à la sélection des artistes suite à un appel à candidature. Ces rencontres ont été l’occasion d’entamer un dialogue qui s’est poursuivi à distance sur leurs pratiques artistiques respectives et de leur rapport à l’expérimentation, lors de moments plus particuliers telle l’exposition personnelle de Elisa Pône en 2012 au CAB ou les périodes de résidences tant en France qu’à l’étranger de Pauline Bastard et Aymeric Ebrard.Dans son intervention, Elisa Pône nous parle de sa façon de travailler dans des conditions non familières qui conduisent à l’enrichissement et à l’évolution de sa propre démarche, Pauline Bastard réfléchit sur ce que provoquent l’enchaînement de certaines situations de travail tandis que Aymeric Ebrard par le biais d’un récit autobiographique fait appel à la fiction, seule capable de faire résonner ses dernières expériences de travail au sein des résidences dans des pays à l’étranger.

Interroger leurs propres pratiques et leurs préoccupations artistiques fait écho aux questionnements que portent les centres d’art français depuis leur apparition : l’expérimentation et la recherche d’une part et la décentralisation de l’autre. Il faut entendre ici la notion de décentralisation en tant que déplacement-décentrement, dans le sens le plus large : celui d’une position qui devient étrangère à celle de départ tant d’un contexte physique que d’un environnement social qui retrace l’évolution des modes de production de l’artiste aujourd’hui et qui nous fait entendre l’importance de la place que les centres d’art occupent tant au niveau de la production et de la diffusion qu’à celui de la transmission, indispensable à la compréhension des récits contemporains de l’art. Le CAB, dans ce sens, fait de sa position particulière un point de force. Etant situé sur un site touristique auquel on accède par un téléphérique, le centre d’art suscite une grande fascination auprès des jeunes artistes. Son emplacement particulier les conduit à créer des projets s’adaptant à la fois à l’architecture très marquée du lieu et au public particulier parfois peu averti qui le fréquente. Cela les conduit à expérimenter des formes que l’équipe traduit ensuite auprès de ce public par le biais de plusieurs actions de médiation spécifiques. Ces notions d’adaptation et  d’expérimentation se retrouvent dans un autre projet du centre mené par son directeur. Le CAB accueille ainsi chaque année une exposition conçue dans le cadre d’un atelier de commissariat que suivent de jeunes étudiants de l’université.

Ce fonctionnement est quasi unique en France et ne trouve pas de situations similaires ailleurs, du moins dans des pays limitrophes tels que l’Italie et l’Espagne. La France est la seule à avoir tissé sur tout son territoire un réseau de centres d’art qui permettent même aux artistes situés dans les régions plus confinées d’avoir une certaine visibilité et de recevoir un soutien constant à leur démarche grâce notamment aux équipes qui travaillent dans ces centres et/ou  des programmes de résidences sur place ou à l’étranger. Ni l’Italie, ni l’Espagne, vu le peu d’attention de leur politique à l’égard des arts visuels, n’ont été capables de créer des conditions qui auraient permis d’imaginer des politiques originales de soutien à la création. 

Cependant aujourd’hui, le défi le plus important pour la France, au vu de son histoire et de son appétence à réglementer les aspects légaux liés aux conditions de travail, est de voir comment élaborer un nouveau contrat entre tous les acteurs du secteur de l’art visuel (artistes, commissaires, éditeurs, écrivains, théoriciens, graphistes, etc.) et surtout comment sera traité et évalué le travail cognitif, notion centrale dans la redéfinition globale du travail aujourd’hui et qui est au cœur de la production artistique.

Veronica Valentini

 

 

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Toute pratique artistique induit nécessairement une forme d’expérimentation et de recherche à différents égards. Les aspects techniques sont ceux qui paraissent les plus évidents, ils nous confrontent à la matérialité, font résister le monde.

Lorsque j’ai commencé à travailler avec les feux d’artifices, j’étais complètement étrangère au milieu de la pyrotechnie et ne connaissais rien à leur mise en œuvre. Mon projet était à l’époque de réaliser un feu en intérieur. Je souhaitais opérer un renversement du spectacle pyrotechnique traditionnel en le déroulant dans un lieu confiné, en limitant la hauteur des tirs et en rapprochant au maximum le spectateur. Bien qu’il existe des artifices de scène, homologués pour les environnements clos, ce n’était pas le type d’effets que je recherchais. Je voulais quelque chose de plus petit encore, moins spectaculaire et plus artisanal. La première étape fut donc de trouver un artificier qui accepterait de me suivre dans le projet et de travailler pour ainsi dire à rebours des objectifs initiaux du métier. Jean-Jacques Bouttemy m’accompagna dans le projet. Il prit de son temps pour concevoir intégralement des systèmes de tirs qui me permirent d’obtenir ce que je souhaitais. Il y eut beaucoup de tests, beaucoup de ratés aussi. Il fallait trouver les bons dosages, les bons matériaux et les dimensions justes… cela prit du temps, un temps qui me permit d’affiner le projet, d’en savoir davantage sur le matériau que j’employais ainsi que sur le métier d’artificier. Il m’orienta également vers une formation professionnelle afin d’approfondir mes connaissances.

Je n’ai pas quitté le champ de l’art pour autant, bien au contraire. Je vois dans ce type d’expérience une sorte de « décentralisation » nécessaire du travail de l’artiste, et par « décentralisation » j’entends un pas de côté, une incursion dans un domaine de connaissance motivé par des réflexions et enjeux autres que ceux de l’art.                                              

Je n’ai personnellement jamais fait de résidences à proprement parler, mais je crois qu’être artiste implique, entre autres choses, la remise en question et le « décentrement ». Les incursions que je peux faire dans d’autres domaines que celui de l’art sont un moyen d’enrichir mon travail et de confronter mes recherches et questionnements à d’autres  interlocuteurs.

Ce partage des connaissances et compétences est l’une des raisons qui a motivé la fondation d’une maison de production avec l’artiste Laëtitia Badaut Haussmann et le réalisateur Damien Oliveres. Nous collaborions sur les projets des uns et des autres depuis quelques années déjà et souhaitions nous autonomiser dans le domaine de la production – de films notamment. Ainsi poursuivons-nous nos recherches personnelles mais nous contribuons aussi activement à la réalisation d’autres projets. Cela est riche d’expériences et nous permet de générer et entretenir un réseau de collaborateurs dans le milieu de l’audiovisuel, de la danse ou encore de l’artisanat. Le métier d’artiste peut être très solitaire, il est important de pouvoir être accompagné dans le travail, d’alimenter sa réflexion.

C’est ce qui se passe lorsque l’on est amené à travailler avec un centre d’art par exemple. Il faut trouver une manière d’œuvrer ensemble, avec l’équipe du lieu, pour le projet d’exposition. Lorsque Vincent Verlé m’a invitée à faire une exposition personnelle au Centre d’Art Bastille de Grenoble, il a fait tout son possible pour m’y accueillir aussi longtemps que j’en ai eu besoin. J’y ai passé plusieurs semaines. Je préparais entre autre une performance avec des danseurs, qui, heureux hasard, étaient eux-mêmes en résidence à Grenoble pour deux semaines. Nous avons pu travailler dans le studio qui leur était attribué pendant que le montage de certaines pièces de l’exposition était en cours au centre d’art. Il m’a également mis en relation avec des artisans de la région et m’a permis de faire une présentation de mon travail à l’Ecole des Beaux-arts de Grenoble.

Au cours de cette expérience, j’ai également été sensibilisée aux questions de médiation. Emilie Baldini qui est en charge des publics est très attentive à ce sujet et il est effectivement important de pouvoir trouver des moyens d’accompagner le spectateur dans la découverte d’une œuvre, quelle que soit sa connaissance au préalable de l’art contemporain. Ce sont des questions que l’on ne se pose pas forcément durant la conception des pièces mais auxquelles il faut être attentif lors de la réalisation d’une exposition. Cela dépasse la question de l’adresse. Je ne crois pas qu’il y ait d’œuvres « inaccessibles[eï] », souvent il s’agit simplement de trouver les mots justes afin d’en faciliter l’appréhension.

Enfin, les collaborations entre artistes me semblent être de bons moyens d’ouvrir sa réflexion et étendre ses recherches. Davide Balula par exemple m’a sollicitée il y a quelques années afin de l’aider à réaliser une œuvre qu’il présentait à l’occasion de son exposition personnelle au Confort Moderne à Poitiers. Nos échanges furent très stimulants et perdurent encore aujourd’hui. Avec notre maison de production nous avons d’ailleurs eu l’occasion de l’épauler dans l’organisation de sa performance The Endless Pace  au Centre Pompidou pour l’exposition Danser sa vie. Par ailleurs, j’ai moi-même récemment demandé à l’artiste Stéphane Thidet, rencontré lors de sa propre exposition au Centre d’Art Bastille, de collaborer sur une pièce coproduite par le centre d’art… 

Si le cœur du travail d’un artiste se constitue souvent en solitaire, c’est, je pense, dans le va et vient constant et les mises en relations relayées par les différents acteurs du monde de l’art et de ses mondes connexes qui permettent fondamentalement l’élaboration et l’évolution du travail.

Elisa Pône

 
 

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Hier soir, je rencontrai un ami danseur. Il était de passage à Rouen pour jouer une pièce alors, comme je viens de là, je suis allé lui faire une visite. Après une promenade, nous sommes passés à son hôtel s’asseoir et parler un petit moment. Là, dans un décor orange et vert anis, qui aurait pu être celui de n’importe quel hôtel dans n’importe quelle ville, nous avons constaté que mon ami qui est israélien connaissait sûrement mieux la France que la plupart des gens qui avaient passé leur vie ici. On s’est mis à penser à tous ces artistes qui sillonnent la France sur les mêmes chemins, de centre d’art en centre d’art, de scène nationale en FRAC… 

J’aime penser aux façons de produire et réfléchir aux dispositifs qui existent ; la résidence et le voyage sont intéressants pour moi et, au fur et à mesure, j’ai intégré mes déplacements à ma pratique. Je fais toujours des pièces quand je voyage, j’ai des sortes rituels : dans chaque ville où je passe, je ramasse des choses et je produis un objet. J’ai aussi un film que je fais depuis un an dans tous les hôtels où je dors ; quand j’arrive dans une nouvelle chambre, avant de m’installer, je m’en sers comme décor pour filmer toujours la même scène. Outre ces rituels qui sont pour des passages furtifs d’une ou deux nuits, de type intervention, performance ou rencontre avec le public… les résidences m’apportent souvent de nouvelles questions et j’aime bien la façon dont elles m’attirent vers des choses inattendues. Il y a cette possibilité de prendre une distance quant à ses habitudes de travail, une sorte de remise en question agréable.

Mon travail est facile à transporter et je réagis aux contextes, aussi la résidence est-elle un bon cadre de travail ; je ne pense jamais à l’influence de la décentralisation dans mon travail, mais si on veut parler de déplacement, de rencontre et de recherche, alors je peux m’imaginer un lien.

Pauline Bastard

 

 

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L’effet Koulechov

 

 J’étais depuis quelques semaines déjà au pays de la pluie. La Lituanie faisait mentir son nom, étalant un soleil insolent le long de ses dunes indolentes alors que mes compatriotes ne voyaient toujours pas venir le printemps. Malgré l’appel des sirènes de la Baltique, de ses plages et de ses vagues douces, je sillonnais les marchés du pays, rayonnant autour du Centre d’Art auquel je revenais sans cesse, et à mon atelier. Les dimanches, les puces encerclaient le bâtiment, et la place était envahie par les marchands du temple, qui bradaient les scories de l’ex-empire soviétique. Là, au son des vinyles nostalgiques, je découvrais dans les livres des arts décoratifs aux formes étranges, des bâtiments fonctionnels et baroques, des gens heureux dans leurs communautés… les signes ambivalents d’un bonheur généralisé. Les couleurs et les sigles des fanions de propagande – de groupes de jeunesses communistes ou d’unions syndicalistes – semblaient contredits par les coquillages exotiques qu’avaient ramenés ici les marins, avec les jeans des sixties et les disques de pop US, comme une preuve merveilleuse de l’existence du monde au-delà du rideau de fer. Les recueils d’architectures triomphantes m’amenaient à retrouver dans la ville ces anciennes agoras aux stades désertés, ces cinémas désaffectés, ces discothèques reconverties où planaient encore, malgré les bas-reliefs et les fresques disparues, les herbes folles ou les dépôts d’électroménager de seconde main, les fantômes d’autrefois… Au loin, dans une campagne reculée, on avait rassemblé dans un parc les statues renversées des grands-hommes révolus, qui dressaient dans le vide leurs statures hypertrophiées aux gestes arrêtés.

Par un hasard du calendrier, ma résidence que la rigidité administrative héritée des temps précédents n’avait pas pu décaler, se retrouva coupée en deux par une invitation Marocaine. L’exposition et les préparatifs du temps de sa production outre Méditerranée avaient déjà teinté la douceur sauvage des forêts de la lagune de Courlande quand, de retour devant mon ordinateur, je reconstituai le puzzle du tapis de la salle des cérémonies de Salo. Le décor maçonnique et la dimension politique de l’adaptation pasolinienne des rituels sadiens résonnaient étrangement avec ce pays neuf aux frontières de sable mouvant, qu’ébranlaient les scandales pédophiles dont les ramifications avaient mystérieusement décimé tous les protagonistes, jusque aux plus hauts rangs de l’état. La radio, quant à elle, continuait de diffuser les épisodes héroïques des révolutions arabes, pendant que les analystes se penchaient sur l’effet domino et les premières désillusions des lendemains qui chantaient. Les révélations sexuelles continuaient de rythmer la campagne. Tel politique à Marrakech justement…

En arrivant à Oujda, Mohammed VI nous accueillait partout. À l’aéroport, sur la route, à la galerie, à la banque, au restaurant, chez le Wali, à la mairie, à l’hôtel… Ici en costume-cravate, là en djellaba, il s’étalait des cadres dorés aux 4×3, dominant le pays de son regard grave ou bon enfant.

Parfois il laissait la place aux publicités de téléphonie mobile, ou aux simulations idylliques et verdoyantes des promoteurs. A Saïdia, sur la côte, il avait coupé la plage en deux, pour y planter, en plein milieu, les tentes royales. De part et d’autres, les bâtiments vétustes de sa suite étalaient leurs volumes pelés d’HLM à côté des pavillons des colonies du Ministère de la Jeunesse et du Sport. Les gardes qui empêchaient de franchir la palissade me confisquèrent un jour mon appareil pour en effacer toutes les photos où l’on apercevait, même flou, un bout de la tente ou de ses dépendances. On n’avait pas le droit non plus de photographier les policiers ni tous les barrages qui étaient dressés sur la route. Entre Saïdia et ses programmes immobiliers, que la crise avait fait tourner court, et qui dressaient maintenant leurs squelettes inachevés au milieu de l’argile verte. Et Jerada, cette ville minière au milieu du désert, dont les populations n’ont d’autre solution pour survivre que d’émigrer ou de descendre clandestinement dans la mine désaffectée, pour en extraire au péril de leur vie un charbon commercialisé au marché noir.

Le long de cette route qui longeait l’Algérie, les ânes portaient les jerricans ou somnolaient pendant que leurs maitres vendaient sur le bas-côté l’essence ou le diesel clandestins, entre les tomates et les oranges, les paniers ou les pots de terre, s’abritant à l’ombre pendant le jour, ou à la lueur des torchères la nuit.

Le soir, quand nous revenions de la Galerie à la villa, le chauffeur nous montrait les R18 des contrebandiers qui, recouvertes d’une épaisse couche de poussière, obliquaient soudain vers les lacets sinueux d’un chemin de terre pour éviter tel barrage, enfonçant dans la nuit la tache rouge de leur unique feu arrière, vélomoteur trompeur, cyclopéen et incandescent.

L’odeur de sang des abattoirs hallal s’élevait de loin en loin, écœurante et sacrificielle dans la chaleur du ramadan.

A deux heures du matin, quand nous arrivions, je traversai la forêt d’eucalyptus qui nous séparait de l’esplanade, avant d’escalader le mur des colonies pour aller me baigner sous la lune, sur la plage déserte et noire, noyée dans une brume existentielle…

Aymeric Ebrard

 

 

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Elisa Pône (née en 1979, vit et travaille à Paris) est co-fondatrice de la maison de production Dirty Business of Dreams et est représentée par la galerie Michel Rein, Paris.

Pauline Bastard est née en 1982 à Rouen. Elle vit et travaille entre Paris et New York.

Aymeric Ebrard est né en 1977 à Paris où il vit et travaille.

Veronica Valentini est commissaire indépendante et chercheuse-résidente à Barcelone où elle étudie Théorie et Critique au PEI-Programme des Etudes Indépendantes au sein du MACBA. Elle est co-fondatrice de BAR, une organisation à but non lucratif, indépendante et mobile dédiée à promouvoir l’échange artistique à travers des résidences, collaborations locales, nationales et internationales et au développement d’un programme public issu de projets curatoriaux et de recherches. En 2013 elle est co-commissaire de l’exposition Le Périmètre Interne à l’Institut Français de Barcelone et d’un programme de résidences internationales pour artistes et commissaires.