LE CENTRE NATIONAL D’ART CONTEMPORAIN DE LA VILLA ARSON

joue
LE JEU
avec
Jean-Pierre Cometti

Mais l’essentiel n’est pas là…

Liée par son statut à une école des beaux-arts, un lieu de résidence et une médiathèque, la Villa Arson met en valeur les relations entre création, enseignement, recherche et expérimentation. Les expositions sont issues soit de projets menés en interne, soit de collaborations avec des structures extérieures et s’appuient sur la présence des artistes en résidence. Des invitations sont aussi lancées à des chercheurs désireux de mener sur place des expériences originales, comme ce fût le cas en 2010 de Jean-Pierre Cometti lors du séminaire et de l'exposition "Double Bind / Arrêtez d'essayer me comprendre!"

Eric Mangion : Depuis  quelques années nous parlons beaucoup de recherche en art. Il n’y a encore pas si longtemps de cela nous utilisions le terme d’expérimentation ou d’art expérimental pour désigner la même chose. Comment se situe votre pensée par rapport à ces trois termes « amis » qui peut-être ne le sont pas autant que cela ?

Jean-Pierre Cometti : Il me semble que le terme « recherche » a été introduit dans la discussion à partir des dispositions qui ont été prises pour aligner les écoles d’art sur le système LMD (organisation Licence-Master-Doctorat). « Expérimentation » est plus ancien et correspond davantage aux conditions dans lesquelles les pratiques artistiques se sont orientées vers des démarches nouvelles ou réputées telles dont la signification était liée à ce qu’elles mettaient en œuvre de façon plurielle et hypothétique, sans nécessairement s’achever dans un objet susceptible d’en recueillir et d’en épuiser le sens. Ces termes sont pourtant « amis », comme vous dites, car l’expérimentation, de manière générale, ou l’« art expérimental » en particulier, participe de la recherche, entendue comme ensemble des démarches destinées à répondre à une situation problématique ouverte sur le champ des possibles, que ce soit en matière de connaissance ou d’inventions pratiques, voire formelles. Si toutefois ces mots sont « amis », je ne suis pas sûr que leurs usages le soient toujours. La recherche, aujourd’hui, dans le champ scientifique ou industriel, est tenue de répondre à des objectifs qui, comme on le sait, s’accordent rarement avec ce que les scientifiques appellent recherche « fondamentale », c’est-à-dire libre de tout objectif contraint, prédéterminé et lié à des intérêts restreints. La performativité et la sélection, au titre d’une logique de l’excellence étroitement instrumentale, en sont la contrepartie. Ce versant est certainement celui dont les artistes ont toutes les raisons de se méfier. Mais l’essentiel n’est pas là. Le plus important me semble résider dans l’habitude qui oppose aveuglément, sous des variantes diverses, l’intelligence ou l’entendement d’un côté et la sensibilité de l’autre. Ce que l’on redoute alors dans la « recherche », c’est une sorte de mise au pas contraire aux démarches artistiques et à ce qu’on se représente comme le « sensible ». On ne dira jamais assez les ravages de ce mot et des dichotomies qu’il traîne avec lui, à commencer par celle qui oppose l’art et la connaissance, voire la pensée, comme deux pôles distincts et antagonistes. Il n’y a pourtant pas l’intellect d’un côté et la sensibilité de l’autre. L’art n’est pas plus étranger à la connaissance que la science n’est étrangère à l’invention et à l’imagination. Il faut éradiquer ces fausses oppositions.

L’invitation à la recherche, une fois qu’on en a bien saisi les risques sur le plan des desseins qui s’y jouent à l’échelle des pouvoirs et des intérêts dominants, peut aussi être une chance, un défi. Robert Musil, en 1910, observait avec perplexité les réactions de rejet que l’image de la pensée scientifique suscitait chez la plupart des écrivains, pour des raisons qui sont à peu près de même nature. « Nous braillons pour le sentiment contre l’intellect, écrivait-il, oubliant que le sentiment, sans l’intellect, à de rares exceptions près, n’est que boursouflure. » Il ne faudrait pas que l’invocation de la recherche, en art, nous enferme dans ce genre d’impasse. Mieux vaut, en tout état de cause, relever le défi plutôt que se recroqueviller dans une posture de défiance et de repli qui pérennise les oppositions dont les pratiques artistiques, pour une large part, ont pourtant depuis longtemps fait bon marché. Mais je suis bien conscient que cela ne règle pas la question de savoir en quoi peut consister la recherche ou l’expérimentation en art.

EM : « Ni révélation, ni extase religieuse, ni dépassement de la raison ou du langage, ni face sensible du concept, ni expérience allégorique ou préfiguration utopique d’un monde débarrassé de la rationalité instrumentale », vous défendez l’idée que l’art s’inscrit dans des « expériences ». Quelles sont concrètement ces expériences ? Et en quoi participent-elles à la constitution de ce que nous définissons comme expérimentation ?

JPC : Je défendrais en effet volontiers que l’art s’inscrit dans des « expériences », mais au sens où il n’est rien d’autre que cela. Mais j’en dis déjà trop, car il convient me semble-t-il d’en exclure toute essence et tout essentialisme. Il y aura toujours des gens pour se laisser aller à toutes sortes de vaticinations. Les avant-gardes, bien qu’elles ne s’en soient pas toujours gardé, nous ont du moins permis de comprendre deux choses. Tout d’abord la vanité de ce que nous projetons dans l’art, je veux dire la contingence de ce que nous y logeons, sans imaginer que les choses pourraient être autrement ; ensuite, le fait que ce que nous appelons art tient en un ensemble de pratiques, de démarches, qui ne sont fermées à aucune autre, et qui ne s’épuisent pas dans un type d’objet qui en constituerait l’accomplissement et en consacrerait la sublimité et le statut. Ces pratiques sont expérimentales, elles relèvent de l’expérimentation, en ce qu’elles ouvrent et testent des possibilités qui ne répondent pas à un modèle préalable ou à des normes qui en détermineraient à l’avance le régime des moyens et des fins. La différence, par rapport à ce qu’on appelle habituellement « expérimentation », dans les sciences, par exemple, c’est que ces démarches ne sont pas orientées directement vers la production de connaissances ; mais cela ne signifie absolument pas qu’elles soient étrangères à la connaissance. On peut s’en convaincre de manière simple. Dans les sciences et en philosophie, on pratique ce qu’on appelle des « expériences de pensée ». Une expérience de pensée consiste à introduire dans le raisonnement une possibilité non réalisée (contrefactuelle) et à en apprécier quelles en seraient les conséquences dans l’hypothèse où elle serait réalisée. Ce type de démarche permet d’ouvrir la connaissance et de l’enrichir en autorisant des formes de compréhension plus amples et plus inclusives. C’est le privilège de la fiction, et c’est aussi celui de l’art. Les démarches ou les œuvres intéressantes (elles le sont évidemment plus ou moins) sont à l’image des expériences de pensée, y compris lorsqu’elles ne relèvent pas de la seule pensée. Elles introduisent et testent des possibilités qui autorisent une reconfiguration des croyances, des usages, et plus généralement de l’expérience. La connaissance ne se limite pas au champ balisé des faits et des concepts qui ont obtenu la caution du raisonnement et de la science. Je voudrais toutefois ajouter un dernier mot sur ce que j’ai appelé « expérience », en pensant à un autre aspect de la question. Une « expérience » consiste en une configuration particulière de sensations, de perceptions et de pensées qui se conjuguent à l’occasion d’une « situation », à un certain moment, et dans des conditions particulières. L’art, par quelque bout qu’on le prenne, ne se conçoit et ne se laisse apprécier qu’en situation, dans l’« expérience » à laquelle il se prête pour un public donné, à un moment donné et dans des conditions données. Cette « expérience » doit-elle être tenue pour spécifique ? je préfère laisser ici la question de côté. Un centre d’art, en tout cas, me semble offrir ou devoir offrir (je ne sais pas) ces deux possibilités : une possibilité d’expérimentation, y compris dans le travail de recherche (historique, documentaire, interprétatif ou théorique) qu’il est susceptible de mettre en œuvre, et des possibilités d’« expérience » pour le public qu’il accueille, d’une manière ouverte et active, répondant aux programmes d’expérimentation qui sont également les siens.

EM : Partagez-vous la fameuse théorie de Nelson Goodman qui privilégie le « When is art? » plutôt que le « What is art? » ? En ce sens, l’art ne peut-il se lire qu’au travers des paramètres qui l’entourent : son analyse critique, son contexte d’exposition, son rapport à une économie ou à ses modes de production ? Et si oui, cette manière de penser ne dépendrait-elle pas plutôt de l’anthropologie que de l’esthétique ?

JPC : Je partage, en effet, la préférence de Goodman pour la question « quand ». La question « qu’est-ce que ? » ne nous a conduits qu’à des impasses ou à des malentendus. Au-delà de cette préférence, il y a toutefois la question de savoir quelle est la meilleure façon de s’y prendre sitôt qu’il s’agit de comprendre une œuvre —  mais c’est une question qui concerne les jugements et l’évaluation qui s’y rapportent, c’est-à-dire principalement la critique — et celle de rendre intelligible, de façon sensiblement plus générale, la nature des conditions impliquées dans l’attribution à des objets ou à des actions d’une signification artistique ; les modes de reconnaissance qui s’y trouvent à l’œuvre, les intérêts et les valeurs investis dans ces attributions et dans cette reconnaissance, ainsi que les comportements, les croyances et les désirs qui s’y rapportent. Il s’agit de questions qu’on peut qualifier de philosophiques, si l’on veut, mais qui réclament en effet, comme vous le suggérez, un point de vue sociologique et anthropologique. La critique peut, à la rigueur, en faire l’économie, encore qu’elle s’expose alors à une relative cécité quant aux conditions impliquées dans ses propres démarches. L’« esthétique », elle, si l’on entend par là la réflexion sur l’art et les pratiques artistiques, ne peut s’en dispenser, sauf à céder à de vieilles lunes qui encombrent encore malheureusement parfois la philosophie de l’art. Si l’on admet en tout cas la possibilité d’une réflexion susceptible de s’ouvrir sur une meilleure conscience – voire une meilleure connaissance – des démarches et de leurs enjeux, il faut je crois en passer par là. Mais je ne fais qu’effleurer ici quelques aspects d’un champ de réflexion et de recherche qui en comporte bien d’autres, à commencer par l’étude des démarches proprement dites et de la manière dont elles s’insèrent dans le contexte plus large d’autres pratiques et d’autres intérêts auxquels elles peuvent être liées, comme c’est le plus souvent le cas. Il me semble que les centres d’art doivent s’ouvrir à ces questions, si du moins on veut bien admettre qu’outre les missions dont nous avons précédemment parlé en termes d’expérimentation et de recherche, la connaissance et l’enrichissement des connaissances en fait également partie. Comment ? C’est évidemment une autre affaire. Pour terminer d’un mot sur les suggestions de Nelson Goodman, il convient peut-être de préciser que la philosophie goodmanienne ne va pas jusque-là, non par une sorte d’incapacité qui la frapperait de quelque manière, mais parce que Goodman a limité sa réflexion à la logique du fonctionnement des œuvres. Le genre de questions sur lesquelles j’ai insisté en constitue un complément : un complément anthropologique, précisément.

Jean-Pierre Cometti, philosophe et traducteur, est l’auteur de plusieurs études sur l’art et la situation actuelle de l’art.

Eric Mangion est directeur du centre d’art de la Villa Arson à Nice. Il est également critique d’art et commissaire de nombreuses expositions en France et à l’étranger. Il mène depuis 2009 des recherches sur la disparation comme geste artistique (effacement, destruction, vol, recouvrement, vandalisme, perte…).

Pour en savoir plus :
La Villa Arson, Nice
Jean-Pierre Cometti