LE CENTRE D’ART LE PAVÉ DANS LA MARE

joue
LE SAVOIR-FAIRE
avec
Laurent Devèze
Nicolas Floc'h

Au cœur du sujet

Fondé sur une croyance dans le pouvoir émancipateur de la culture, Le Pavé Dans La Mare à Besançon propose une lecture politique du monde à travers une approche critique et transversale. La spécificité du centre d’art réside dans le lien développé au fil des ans entre entreprises et artistes (production d’œuvres, résidences d’artistes en entreprise, partages de savoir-faire, médiation vers de nouveaux publics). Laurent Devèze livre une vision personnelle et critique d’une œuvre de Nicolas Floc’h réalisée dans le cadre d’un partenariat avec l’entreprise Mantion et la verrerie de La Rochère.

Le centre d’art Le Pavé Dans La Mare tisse des liens privilégiés avec le monde de l’entreprise, grâce au mécénat et à la mise en place de résidences d’artistes, des initiatives qui aboutissent à la production d’œuvres d’art.

Module Réf. 9030 de Nicolas Floch, sculpture vivante, est un travail de création artistique inattendu, associant dans sa forme initiale le vivant des plantes à un mécanisme de convoyage. L’artiste s’est volontiers prêté au jeu de la création, à partir des matériaux, des produits et des procédés de l’entreprise Mantion. L’œuvre a été présentée à la Citadelle de Besançon en 2010 puis transformée à la Verrerie de La Rochère en 2012. Nicolas Floc’h a adapté Module Réf. 9030 au nouveau contexte qu’est l’espace de la verrerie, et plus particulièrement l’atelier dans lequel la sculpture se fond pour en devenir l’un des composants. L’artiste a travaillé avec les verriers à la fabrication de quatre-vingt bulles de verre blanc soufflé, premières formes obtenues avant toute transformation manuelle. Ces bulles sont suspendues au circuit aérien et décrivent dans l’espace des figures circulaires grâce à deux niveaux de rails.

L’œuvre Module Réf. 9030 a été réalisée grâce à Mantion, une entreprise qui a évolué vers une activité industrielle spécialisée dans les ferrures de portes coulissantes, et au soutien de La Rochère, la plus ancienne verrerie d’art en activité en France.

 


L’on serait centre d’art comme on s’assume centre nerveux. A la fois lieu névralgique où s’inventent des formes et des concepts et un départ de flux d’informations multiples variées et, autant que de besoin, paradoxales. Plus encore, le réceptacle des tensions du monde, parfois même de ses convulsions, et creuset d’un univers qui n’est jamais un environnement en ce qu’il ne saurait jouer les simples décors. Or, c’est sans doute dans ce double mouvement, dans cette respiration quasi organique, que le « centre » d’art ne l’est jamais au sens de la géométrie classique : détermination fixe cherchant à jouer la référence immobile, le si terriblement nommé « point aveugle ». Le Pavé Dans la Mare et son nom éloquent n’échappent pas à cette réflexion. Le caillou jeté dans l’eau génère des ondes qui, non seulement frisent la surface de l’étang jusqu’à ses bords les plus reculés mais rendent à jamais possible son agitation. En somme, un simple caillou lancé rend désormais impossible pour nous de croire en une quelconque pérenne immobilité des choses. Créer de l’agitation, des remous, les accueillir en retour, telle serait la vocation du centre d’art qui ne dispenserait pas unilatéralement de bonnes paroles esthétiques ni ne donnerait à proprement parler  naissance à des œuvres toutes faites et préétablies, mais s’inscrirait plutôt dans un « élan vital » que n’aurait certes pas désavoué l’auteur de Matière et Mémoire. Alors qu’ailleurs des temples distillent des sélections préconçues toujours plus pointues à un public forcément choisi parmi les fidèles. Le centre d’art reste irremplaçable dans sa vocation rhizomatique, indissociable d’un constant échange de sève avec le plus grand nombre. Or au cœur de cette pulsion qui l’anime, repose une relation intime qui la fonde : celle qu’il entretient avec l’artiste et avec son territoire.

Avec le créateur d’abord, relation primordiale, intime s’il en est, à tel point qu’on ne sait plus parfois qui se prévaut de l’origine de l’œuvre, le désir exprimé par l’artiste, les contraintes détournées savamment par le centre en une stratégie discutée… Bref, l’échange technique et esthétique, la complicité établie, la confiance, tout concourt à une fabrique plurielle qui est aussi éloignée que possible de l’antique vision bourgeoise de l’œuvre réalisée en solitaire surgie du seul cerveau et des pauvres mains du créateur forcément maudit.

Mais ce dialogue dont il faudrait sans doute un jour écrire toute la complexité et l’intimité doit pour livrer sa vérité se dérouler quelque part. Cette topologie de l’invention n’a rien de banal comme la précédente expression pourrait le laisser croire. Le lieu n’est encore une fois pas une simple localisation. De par sa vocation même le centre d’art entretient avec son territoire les mêmes relations qu’un grand cru et son terroir.

Cent fois l’on a essayé de replanter les mêmes cépages dans des sols reconstitués à l’identique aux antipodes du terroir d’origine, cent fois aux quatre coins du monde le résultat a déçu. C’est sans doute qu’une telle provenance ne s’épuise pas dans une équation de chimie minérale ou dans quelques analyses pédologiques même poussées ; le secret de fabrication relèverait davantage d’ensoleillement micro climatique variable parfois d’une pente à l’autre, et surtout d’une chaîne humaine de savoir-faire et de connaissances qui s’investissent de la vendange jusqu’à la vinification. Jamais un nectar ne sera goûté à la lecture de sa composition organique. La métaphore troublera tout à la fois les buveurs d’eau et les tenants de la suprématie d’une cour de quelque petite capitale qui croient encore sans rire qu’enracinement rime avec enfermement alors qu’au contraire être de quelque part est la condition sine qua non comme le professait Edouard Glissant pour être pleinement citoyen du « Tout-Monde », les « hommes-carrefours » ne se pensant jamais comme en apesanteur.

Autrement dit, si le cœur du centre d’art peut ainsi battre au rythme du monde, c’est qu’en son sein pulse et s’organise son invention permanente mais plus encore c’est que la branloire pérenne qui l’anime essentiellement assume son ancrage qu’on pourrait aisément écrire aussi comme son homonyme encrage.

Car le récit du centre d’art s’écrit en effet années après années dans ses complicités tissées en commun avec des artisans, des entreprises, des collectivités territoriales, des voisins parfois qu’il a su écouter et enrichir de son expérience tout à la fois.

Le centre d’art, en localisant la création, lui donne corps et cette incarnation est d’autant plus pertinente qu’elle donne à son auteur non seulement les moyens de faire mais parfois aussi de se dépasser.

De ce point de vue, l’exemple de Nicolas Floc’h est des plus éloquents. L’œuvre est née en premier lieu dans le dialogue rendu possible par le Pavé Dans La Mare avec l’entreprise Mantion pour qui la sollicitation d’un créateur est vécue aujourd’hui comme une occasion à démontrer ses capacités techniques hors pair en dehors même des frontières habituelles du commerce, bien au-delà de ses clients actuels ou potentiels. L’entreprise, par les demandes de l’artiste, établit publiquement son savoir-faire. Mais c’est plus encore en donnant à l’œuvre à proprement parler une seconde vie dans une deuxième présentation liée à un autre partenariat industriel que le mystère de cette relation première artiste/centre d’art s’éclaire peut-être davantage. En effet, aux articulations mécaniques de Mantion se succéderont les antiques tours de main des souffleurs de verre de La Rochère permettant ainsi au créateur de se jouer de cette nouvelle opportunité. Les plantes qui tournoyaient comme une chaîne robotisée dans le Hangar aux Manœuvre de la Citadelle de Besançon sont devenues larmes ou gouttes d’eau translucides à la Verrerie de la Rochère.

Le créateur aujourd’hui se fait auteur comme le compositeur d’une partition sait la réorchestrer au regard des divers instruments disponibles mais, mieux encore, l’œuvre considérée semble toutes les contenir comme implicitement et c’est ce qui fait précisément sa grandeur. Et qui donc trouverait en effet à Bach moins de génie parce que ses concertos peuvent faire résonner les cuivres ou les cordes avec la même puissance et subtilité que les tuyaux du grand orgue ?

Auteur au sens plein du terme, Nicolas Floc’h a su donner naissance à une création ovidienne dont la capacité à se métamorphoser au gré des partenariats, loin de lui enlever quelque intégrité, révèle au contraire son essence même, sa  formidable plasticité. L’œuvre est précisément l’ensemble de ses métamorphoses possibles, création rare qui contient en elle tous ses transformations à venir. Plus que jamais au cœur de son sujet, l’auteur a donc, dans ce dialogue construit avec le centre d’art et ses partenaires territoriaux, réussi à faire une œuvre monadologique, vivante, challengeant plus que d’autres la question de la nature, puisque capable d’évolutions internes devant des sollicitations extérieures les plus diverses.

Mais la réussite d’une telle aventure prend bien tout son sens dans cet essai de définition de ce qu’est un centre d’art aujourd’hui comme le Pavé Dans La Mare : à la fois recueil de projets et creuset de leurs transformations. Excéder les désirs primordiaux de l’artiste pour l’aider à cerner jusqu’où peut aller son concept premier. L’aider à réaliser et non à seulement réifier,  c’est à dire parfois l’aider  à se rendre compte à quel point son concept originaire porte à d’extrêmes frontières son ambition. Un peu comme ces pilotes d’essai qui démontrent à l’ingénieur-inventeur à quel point sa création peut aller plus loin plus vite ou plus haut qu’il ne l’avait lui-même espéré.

Or ce dépassement indispensable à une création qui cherche à rester vivante et qui ne veut se laisser enfermer dans une simple production d’objet figé, ne saurait se passer d’une intelligence territoriale profonde qui seule saura susciter les complicités et gérer les résonances d’une œuvre jusque dans les échos qu’elle mérite et qu’elle sait appeler.

En somme « le Pavé Dans La Mare » comme centre d’art n’est pas synonyme de « pieds dans le plat » mais cultive plutôt la science des remous qu’il a lui-même suscités comme l’organiste sait jouer après des années et des années d’efforts et de complicités des échos nés des piliers de la cathédrale qui enchâssent son instrument pour le plus grand bénéfice d’une œuvre qui rejoint pour mieux les perdre la prière la plus diaphane et l’architecture la plus grandiose.

Laurent Devèze, philosophe
Directeur de l’Institut Supérieur des Beaux-arts de Besançon Franche-Comté