Comme un nuage suspendu dans le ciel ? « Un coup de dés

Un coup de dés

Comme un nuage suspendu dans le ciel ?

«Qu’est-ce qu’un collectif ? C’est un complexe de rapports d’affect semble nous dire Cornelius Cardew dans le conte improvisationnel The Tiger’s Mind.» Le CAC Brétigny poursuit son expérience collective guidée par les partitions du compositeur anglais après avoir dédié au musicien «visionnaire» une rétrospective en 2009 présentée depuis à travers l’Europe. Matthieu Saladin, dans un texte qu’on voudra bien lire avec sa bande son, nous explique les enjeux de cette composition sociale. Une communion que Beatrice Gibson vient de porter à l’écran et dont lui-même s’inspire dans sa révolte contre une nouvelle «lutte des classes affectives».

lire

Protocole de lecture : écouter les vingt premières minutes de « Like a Cloud Hanging in the Sky?  » (1968) d’AMM, puis commencer la lecture du texte. Baisser le volume si nécessaire, mais laisser la musique se poursuivre durant toute la lecture.

« Like a Cloud Hanging in the Sky? » est une improvisation collective réalisée par le groupe AMM, constitué à cette époque de Cornelius Cardew, Lou Gare, Christopher Hobbs, Eddie Prévost et Keith Rowe. Elle a été enregistrée en juin 1968, un an après la parution de Sextet – The Tiger’s Mind, une composition en prose de Cardew scénarisant l’activité d’un hypothétique collectif selon deux saynètes, l’une diurne, l’autre nocturne, et dédiée à AMM. Si, par son titre, cette improvisation semble interroger la définition même de ce que représente la création collective en improvisation libre, elle n’est pas pour autant une interprétation de la partition de Cardew. À l’inverse, c’est The Tiger’s Mind qui peut être envisagée, du point de vue de la composition, comme une introspection de la création collective développée au même moment par AMM dans chacune de ses improvisations, une analyse heuristique de leur processus de création et dont l’enregistrement écouté représente un cas exemplaire.

La partition The Tiger’s Mind comprend six protagonistes : Amy, le tigre, l’arbre, le vent, le cercle et l’esprit. Dans la présentation des personnages, qui constitue l’essentiel de la partition, l’accent est explicitement mis, non sur les sons à produire, mais sur le jeu des relations à l’œuvre dans leur activité individuelle et collective. Chaque portrait s’informe au regard des autres : ils tissent ensemble le canevas de la mise en scène d’une pluralité de rapports possibles entre des individus. Chaque rôle est décrit par un ensemble de caractéristiques présentant sa singularité et ses rapports d’affects. À l’instar du vent – seulement visible et audible à travers les objets qui s’interposent à lui –, leur consistance même n’est révélée qu’en étant médiatisée par les autres corps avec lesquels ils interagissent. Ce que donne à lire chaque portrait n’est autre que la manière par laquelle l’action de chaque personnage – ou plus précisément en termes spinozistes, son conatus, c’est-à-dire l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être 1 » – affecte celle des autres, et en retour la manière par laquelle chaque protagoniste se trouve affecté par les actions des autres. À travers ces rapports d’affects, ils peuvent aussi bien s’enrichir mutuellement, que se nuire les uns les autres, l’ensemble donnant lieu à un entremêlement dont la complexité est proportionnelle au nombre d’individus impliqués et de leurs associations possibles, mais dont la forme dépend également de la situation donnée – « ligne mélodique de la variation continue constituée par l’affect 2 ».

La création collective telle qu’appréhendée par Cardew s’écarte dans cette composition des œuvres ouvertes visant à la synergie. À l’inverse, le collectif est ici compris comme une diversité de conflits et d’enrichissements noués entre eux. C’est un microcosme social où s’agitent des intérêts singuliers, individuels, antagonistes, dissensuels, polémiques, ou encore ouverts au compromis, tout comme ils peuvent également, sous d’autres rapports, se nourrir les uns les autres, se compléter, s’appeler mutuellement ou s’entraider, en somme, augmenter ou diminuer leur puissance réciproque selon les rencontres et les contextes. Qu’est-ce qu’un collectif ? C’est un complexe de rapports d’affect semble nous dire Cardew dans ce conte improvisationnel. Bien que réduite à l’interaction de six protagonistes, la partition s’ouvre alors à une multiplicité de réalisations : « Les affects peuvent se combiner entre eux de tant de façons, et que de là naissent tant de variétés, qu’on n’en peut fixer le nombre 3 ». C’est que la création collective produit sa propre complexité indéterminée : si le devenir des individus est en partie déterminé par des rapports de cause à effet liés à leurs modalités propres d’affectation et d’être affectés, l’hétérogénéité de leurs interactions conduit à une indétermination poïétique, sinon sociale.

Pour saisir ce qui se joue dans une création collective, il convient dès lors non seulement de s’intéresser à ce que chacun fait (son action), mais aussi, et peut-être en premier lieu, à ce que chaque membre du collectif ressent et perçoit (perception des rapports d’affect) et comment ce qu’il perçoit influence ce qu’il fait. Autrement dit, la création collective se constituerait, en deçà de la contribution des singularités, du faire et de l’action qui participent à ce collectif en devenir, dans la perception des singularités, et plus spécifiquement concernant une improvisation musicale telle qu’y convie The Tiger’s Mind, dans l’écoute de ses différents acteurs (y compris du public quand il y en a un). Par un jeu de feedback auditif inhérent à cette écoute partagée que les musiciens ne cessent de se renvoyer dans le jeu, l’improvisateur n’écouterait dès lors pas seulement la musique que les autres improvisateurs élaborent avec lui sur scène, il ne prêterait pas seulement attention à leurs gestes devenus sons, mais écouterait aussi, tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, leur écoute.

Une telle écoute peut être qualifiée, en reprenant l’expression de Bakhtine, de responsivité active 4. Elle agit directement sur sa propre source, manifeste une activité qui, dans la création collective, sera réfléchie sur ce qui est écouté. L’écoute n’est jamais simplement le lieu des affections passives, elle affecte en retour ce vers quoi elle est dirigée. Le membre du collectif est un auditeur qui dans son écoute répond déjà aux contributions de ses partenaires, les infléchit, et donne à entendre cet infléchissement dans sa propre contribution qu’il mêle aux autres. Cette réponse peut être plus ou moins différée, plus ou moins « muette », mais « tôt ou tard, nous dit Bakhtine, ce qui a été entendu et compris de façon active trouvera un écho dans le discours ou le comportement subséquent de l’auditeur 5. »

Pour Bakhtine, chaque énoncé, chaque contribution, se trouve relié aux énoncés antérieurs qui le traversent, ceux écoutés, mais également à ce qui advient, l’auditeur infléchissant sa réponse par anticipation. Chaque contribution s’inscrit ainsi toujours au cœur de la chaîne ; elle s’élabore dans l’échange auquel elle participe. Toutefois, à la différence de l’analyse bakhtinienne, l’improvisation collective ne saurait être réduite à une alternance d’émissions sonores entre les musiciens. Elle se caractérise au contraire, la plupart du temps, par une multiplicité d’émissions simultanées. Mais cette simultanéité – où se dessine le temps commun de la création collective – peut tout aussi bien être marquée par le synchronisme que par l’asynchronisme des contributions individuelles. En tant que collectivité agissante, les différentes voix sont susceptibles de se fondre dans leur concomitance, de converger vers une masse sonore, mais aussi de diverger et de s’écarter les unes des autres. En s’agençant ensemble bien que différemment dans le collectif, ces voix multiples se révèlent constitutives d’une « polyphonie » tout autant marquée, selon les moments, par la divergence de plans séparés, « se combinant sans fusionner » et se déployant selon un ensemble de vitesses relatives, que par la formation d’un tout où les différences de chacune, comme chez AMM, s’effacent au profit d’un son d’ensemble, une masse sonore hétérogène subsumant les individualités réunies.

La temporalité de la création collective apparaît alors relativement complexe, car plurielle. Ce point se retrouve dans l’épaisseur dialogique repérée par Bakhtine dans son analyse de l’énoncé linguistique, mais y est également étendu. Étant toujours déjà un répondant, l’individu ne se contente pas de « répondre » à ce qui se joue simultanément, aux autres acteurs ou partenaires, au public, à l’ambiance, en bref aux spécificités de la situation, mais « répond » aussi aux expériences passées, à la multiplicité de ses écoutes antérieures et à sa propre recherche. Chacun se trouve également toujours précédé – « sillonné » nous dit Bakhtine – par une multiplicité de voix qui le constituent du dedans et dont ses énoncés présents se font, dans une certaine mesure, l’écho. Le participant répond en outre à ses propres énoncés, écoutant dans le même temps l’autre, sinon l’ensemble des énoncés, dans sa propre contribution. La création collective se forme ainsi à travers une stratification dialogique, au sens où elle renvoie aussi bien à la multiplicité des voix qu’au palimpseste singulier de chaque participant, c’est-à-dire se définit comme pluralité d’affects, d’influences et d’interactions aux frontières poreuses.

Quelle que soit l’ampleur de cet entremêlement, on peut mesurer combien la création collective se définit moins par la réunion de plusieurs individus œuvrant à un même objectif, que par le nœud interactionnel qu’ils forment ensemble. Les contributions individuelles se transforment mutuellement en permanence, sont engagées dans un processus commun et c’est dans l’entre-deux de leur relation d’influences réciproques, dans l’entre des affects, que se crée un potentiel collectif. Il ne s’agit donc pas tant d’y saisir une multiplicité de voix indépendantes, que de prêter l’oreille à une multiplicité de voix « sillonnées » et stratifiées, prises ensemble dans un réseau d’altérations à l’action souterraine et constituant en profondeur le jeu de chacun. Comme le rappelle Ruth Amossy, le dialogisme bakhtinien n’est pas « le lieu où le locuteur prend la responsabilité de ses énoncés en se positionnant par rapport aux points de vue antérieurs, mais celui où il se fraie une voie dans le déjà-dit au gré d’un mouvement qui échappe partiellement à sa claire conscience 6. » Cela ne revient pas à dire que chaque membre du collectif ne serait que le vecteur passif des sons d’autrui, leur simple relais ou point de passage, mais plutôt qu’il est « joué » autant qu’il joue.

Bakhtine écrit à propos des romans de Dostoïevski qu’ils sont construits « non pas comme l’unité d’une seule conscience qui aurait absorbé, tels des objets, d’autres consciences, mais comme l’unité d’interactions de consciences multiples dont aucune n’est devenue complètement objet pour l’autre 7 ». Dans un sens similaire, nous pourrions dire que la création collective ne tend jamais véritablement vers une résolution unificatrice, comme « tout monologique, achevé et fermé sur lui-même 8 ». Si la métaphore de la polyphonie semble alors plus opérante, elle ne l’est pas au sens d’un divers harmonisé, mais comme ce qui se profile à travers des heurts, des mouvements obliques et des écarts tendus entre les différents participants, soit un réseau de relations où l’hétéronomie rivalise avec l’autonomie, la convergence avec la divergence, le consensus avec le dissensus. Comme l’indique la théorie des affects de Spinoza, ce sont peut-être moins les voix et les individus qui comptent dans la formation de la création collective que les relations qui les lient les uns aux autres. Si les différentes voix peuvent apparaître comme autant de centres pour l’action qui se joue – des pôles d’attraction avec chacun leur propre zone d’influence –, ces centres, même lorsqu’ils semblent localisables en tant que tels (tel individu, tel dispositif, etc.), s’effacent dans le jeu au profit des relations qu’ils entretiennent entre eux. Ainsi dans The Tiger’s Mind, Amy talonne le tigre en le tenant par la queue, le tigre dépend du vent pour son orientation, l’arbre apparemment insensible répond aux stimuli du vent et du soleil, l’esprit craint le mal de tête que pourrait lui causer le cercle, etc. Car, en effet, la création qui émane d’un collectif est une création qui prend corps entre ses acteurs, c’est-à-dire entre les corps des individus réunis, dans l’entre de leur écoute, de leur responsivité active. Une création serait collective au sens où, tissée par cet entre, elle crée, forme et dispose, à partir d’une multiplicité agissante, un espace en mouvement, mais néanmoins commun, soit la scène de ses affects.

Si le volume a été baissé, le monter progressivement, puis écouter jusqu’à sa fin l’improvisation collective « Like a Cloud Hanging in the Sky? ».

Matthieu Saladin

Ce texte est une version retravaillée de la conférence « Dialogisme improvisé et création collective » de Matthieu Saladin, présentée au CAC Brétigny le 25 février 2012.

 

Pour en savoir plus :
L’entre des affects : dialogisme improvisé et création collective, d’après The Tiger’s Mind de Cornelius Cardew
There’s A Riot Goin’ On / One Year’s Exhibition

SEXTET – The Tiger’s Mind Re-iterated

 

Notes:

  1. Spinoza, L’Éthique, [Trad. A. Guérinot], Paris, Ivréa, 1993, partie III, proposition 6, p. 148.
  2. Gilles Deleuze, Cours de Vincennes sur Spinoza (24/01/1978), http://www.webdeleuze.com [consulté le 15/09/12]
  3. Spinoza, L’Éthique, op. cit., III, 59, scolie, p. 207.
  4. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale [1979], [Trad. A. Aucouturier], Paris, Gallimard, 1984, p. 274.
  5. Ibidem.
  6. Ruth Amossy, «De l’apport d’une distinction: dialogisme vs polyphonie dans l’analyse argumentative», Dialogisme et polyphonie, approches linguistiques, Actes du colloque de Cérisy, Bruxelles, de Boeck Duculot, 2005, p. 68.
  7. Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, [1963], [Trad. I. Kolitcheff], Paris, Seuil, 1970, p. 47-48.
  8. Ibidem, p. 66.
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EDITO

ORGANISER UN COUP DE DÉS

, and lies listen to,, at the she said as a form of, while he said ? . a , .

 Pour l’édition d’été du magazine uncoupdedés.net, je me suis laissée inspirer par le jeu de dés de Mallarmé afin de m’éloigner d’un texte d’introduction habituel. En allant dans le sens du contenu publié et de l’esprit hétérogène que j’ai rencontré dans le magazine, je me suis limitée à utiliser l’existant (titres et contenus) pour produire une intervention minimale : , and lies listen to,, at the, she said, as a for of, while he said ? . a , . L’économie de mots déploie une dimension visuelle et musicale de l’assemblage, met en lumière l’effort collectif, satisfait à des stratégies magiques, incite à la mémorisation ou, incarne peut-être tout simplement l’acte de base programmé par cette invitation : ORGANISER UN COUP DE DÉS.

Manuela Moscoso

summer_issue

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Architecture fantôme, 2011, Berdaguer & Péjus

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Poinçon, Nicolas Floc’h, exposition à la verrerie de la Rochère, 2012. Production : centre d’art Le Pavé Dans La Mare. Mécénat : verrerie de La Rochère

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Keith Sonnier, Saule pleureur de la série : Blatt, 1999 FNAC 03-044. Dépôt du Cnap - EAC, Donation Albers-Honegger © Yves Chenot pour Adagp

The Innocents © Dora Garcia

Power No Power, by Claudio Zulian, Aulnay-sous-Bois, France, 2013

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La couleur ne brûle pas Elisa Pône & Stéphane Thidet film Super 8 / 2'20 / 2012 co-produit par le Centre d'Art Bastille, Grenoble. Photographie: Stéphane Thidet

vue de l'exposition The Die is Cast, Ryan Gander, 26/06 - 18/10/2009 - J. Brasille/Villa Arson

David Evrard, Spirit of Ecstasy, BLACKJACK éditions et KOMPLOT, 2012

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Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Guillaume, Chantier Giraud BTP, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP

'Bonjour tristesse, désir, ennui, appétit, plaisir' Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Photo © Cédrick Eymenier, 2013

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A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

MANUELA MOSCOSO

(Sao Paulo, Brésil)

Commissaire d’exposition basée au Brésil, Manuela Moscoso a notamment été commissaire de la 12ème Biennale de Cuenca, Equateur, de l’exposition Yael Davis au Museo de Arte (Rio de Janeiro, Brésil), Fisicisimos, à l’Université Torcuato di Tella, The Queens Biennale au Queens Museum à New York et Before Everything au CA2M (Madrid). Elle forme, avec Sarah Demeuse, Rivet, une agence curatoriale qui explore les notions de déploiement, circulation, pratique, et résonance. Leur recherche a pris corps à travers plusieurs projets en Espagne, en Norvège, au Liban et aux Etats-Unis. Manuela Moscoso est diplômée du Centre des études curatoriales du Bard College.