Le temps des sites « Un coup de dés

Un coup de dés

Le temps des sites

Le terme de site, souvent évoqué en art contemporain est particulièrement approprié pour qualifier les activités du Cairn, centre d'art situé à Digne-les-Bains, en Haute-Provence alpine. Les artistes interviennent et réalisent des œuvres pérennes sur le territoire protégé de la plus grande réserve géologique d'Europe. Ces créations sont intégrées dans les collections encyclopédiques du musée Gassendi, lui-même organisé comme un vaste cabinet de curiosités. Invité à travailler sur ce sujet, le critique d'art Fabien Faure rappelle le lien entre activités de prospection minière des géologues américains et histoire du Land Art.

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En 1995, Nadine Gomez, conservatrice du Musée Gassendi de Digne-les-Bains et Guy Martini, qui fonda la Réserve géologique de Haute-Provence en 1984, décident de la création du CAIRN-Centre d’art. Il s’agit à l’époque d’imaginer une structure résolument consacrée à la création contemporaine, qui tienne cependant compte de la spécificité de cette région rurale des Préalpes du Sud, en marge de l’axe rhodanien. Dévolu à la production d’œuvres et d’expositions monographiques, le CAIRN accueille depuis lors régulièrement des artistes en résidence, auxquels il est proposé de travailler « dans l’esprit des lieux ». En d’autres termes, si le CAIRN a pris appui sur la Réserve géologique de Haute-Provence – c’est-à-dire, concrètement, sur le territoire de 200 000 hectares que celle-ci offrait –, nombre d’artistes, en retour, se sont attachés à relire, à interpréter et à reconfigurer les sites constitutifs de ce territoire. De ce dialogue renouvelé depuis bientôt vingt ans sont nées plusieurs dizaines d’expositions et d’œuvres pérennes dans, et surtout « hors les murs ». Il en a peu à peu découlé une collection nettement, et délibérément située. Or, si le terme de site semble aujourd’hui tout indiqué pour qui souhaite éprouver et analyser la spatialité de nombre de propositions tridimensionnelles – extérieures, certes, mais pas seulement –, il peut s’avérer utile, s’agissant des fondements du travail conduit à Digne, de revenir sur les liens unissant l’art récent à la notion de site, elle-même historiquement déterminée.

En Europe comme aux États-Unis, c’est à la fin des années 1960, puis surtout durant les années 1970 que la redéfinition du terme de site et, par suite, celle des locutions in situ et site-specificity ont sanctionné l’introduction de ce vocabulaire dans le lexique de l’art à l’époque des dernières avant-gardes pour connaître bientôt la fortune critique qu’on sait. C’est pourquoi si, de nos jours, les usages tendent à confondre les deux expressions, leur requalification atteste de champs culturels distincts. À l’origine, la locution in situ est davantage employée en Europe, en France plus particulièrement, où Daniel Buren l’a utilisée systématiquement et théorisée à partir de 1976, contribuant largement à sa diffusion. Cet ancrage n’est pas étranger à la sorte d’épaisseur historique que confère à l’in situ son emprunt aux latinismes archéologiques, ceux-ci appelant un cadre de référence auquel on est plus coutumier dans la vieille Europe que sur le continent Nord-Américain. Car si les géologues utilisent la même locution depuis le milieu du 19ème siècle afin de décrire l’étude des roches dans leur milieu naturel, les archéologues ont plus fortement associé leurs pratiques, méthodes et conceptions à l’in situ, désignant ainsi, depuis la même époque, des objets exhumés en lieu et place où ils étaient en usage, ceux-ci pouvant être mis en valeur à même le terrain de leur découverte. Difficilement traduisible – sinon par une longue périphrase telle que « travail entretenant une relation spécifique avec le site qu’il occupe et, ce faisant, qu’il absorbe » –, la notion de site-specificity, elle, a été forgée dès le début des années 1970 aux États-Unis. Elle y est couramment utilisée depuis lors. Les textes de Robert Smithson, puis surtout ceux de Richard Serra ont joué un rôle prépondérant dans cette détermination culturelle. En outre, aux États-Unis, pour des raisons d’exploitation intensive d’un territoire offrant de vastes zones faiblement peuplées, le terme de site se rapporte plus nettement qu’en Europe aux applications industrielles de la science géologique. Robert Smithson se plaisait à brouiller les frontières distinguant les salles des musées des carrières abandonnées, où il trouvait l’image même du non-site, ce repoussoir à partir duquel il tentait d’établir de nouvelles possibilités de travail dans l’espace. Parodiant les programmes de prospection des compagnies minières, l’artiste évoque significativement l’« Étude de la Sélection de Sites  » (Site Selection Study), une activité dont il imagine l’application à des territoires inédits, bientôt promis à un destin artistique.

Bien que cet arrière-plan semble aujourd’hui s’effacer au profit d’acceptions moins circonstanciées, de telles filiations déterminent toujours les démarches de manière sous-jacente. Confrontés à la constitution d’une culture scientifique géologique, dont la région dignoise est, en Europe, l’un des dépositaires majeurs depuis le 19ème siècle, les aspects précédents portent à reconsidérer le travail réalisé au sein du CAIRN, s’agissant, par exemple, des projets conduits depuis une dizaine d’années par des artistes aussi divers que Mark Dion, Herman de Vries, Andy Goldsworthy et Richard Nonas. Conscient des enjeux hérités de l’œuvre de Smithson, l’Américain Mark Dion a, lors de son exposition personnelle à Digne, durant l’été 2003, subtilement noué les liens unissant un territoire géologiquement surdéterminé et un pan essentiel de l’histoire de l’art récent : recouverte des marnes noires caractéristiques du Pays dignois, la construction en escalier de son Deep Time Closet (For Réserve Naturelle Géologique) cite les conventions nominales gouvernant l’ordre feuilleté des Ères géologiques et, court-circuitant les temporalités, emprunte librement aux configurations sédimentées des Glass Stratum, Leaning Strata et autres Alogons smithsoniens. Deux ans auparavant, lors de sa première exposition au CAIRN, Herman de Vries avait déjà tiré parti de la matérialité des mêmes marnes noires et des suggestions topographiques et paysagères qui leur sont associées. Régulièrement déposées sur le sol, celles-ci formaient un grand rectangle poudreux, traversant la galerie du centre d’art dans toute sa longueur. L’œuvre aréolaire attestait l’intense présence visuelle, tactile et spatiale des « choses mêmes », pour reprendre une expression chère à l’artiste. Depuis lors, de Vries a fréquemment séjourné dans la région. Inauguré en 2003, son Sanctuaire de Roche-Rousse définit un site protégé. Implanté à 1 400 mètres d’altitude, sur un terrain auquel on parvient après une bonne heure de marche, cet enclos semi-circulaire prenant appui sur une paroi de calcaire gris orangé est constitué d’une simple grille en fer forgé : « à l’intérieur, on trouve la vie sauvage, la vie intacte. C’est tout le processus de la nature qui se trouve là », confie l’artiste. Les Sanctuaires sont des espaces dont le caractère d’inviolabilité nous place en position de témoins. Leur efficacité tient à la situation paradoxale qu’ils instaurent : restituant la nature au déterminisme de ses lois et, partant, nous demandant de renoncer à toute forme d’ingérence sur son territoire, ils nous proposent de méditer sur notre appartenance au monde.

Le Sanctuaire de Roche-Rousse abrite les ruines d’une modeste construction en pierre, qu’il ne protège aucunement d’une disparition inéluctable, l’ancrant simplement en son propre site pour l’offrir au regard le temps de son effacement. Ce devenir assumé ignore les nostalgies commodes et le présent désincarné qu’instaurent les pratiques de vulgarisation et autres « mises en tourisme » s’attachant à figer artificiellement les restes d’un habitat révolu. Du reste, les Alpes de Haute-Provence recèlent un peu partout les ruines plus ou moins lisibles de bâtisses et de hameaux désertés, souvent après l’une ou l’autre des deux grandes guerres du 20ème siècle. Nombre d’artistes qui, dans leur travail, ne marquent pas d’attention particulière pour les temporalités géologiques, se sont en revanche attachés à ces expressions d’une ruralité âpre et digne, en laquelle se découvre désormais une « strate » supplémentaire du paysage. C’est le cas, par exemple, des Refuges d’art d’Andy Goldsworthy qui, brouillant les limites entre la sculpture et l’architecture, attestent, in situ, la réinvention du lien symbolique unissant le bâti à son passé et, partant, au territoire humanisé auquel il appartient.

À l’automne 2009, Nadine Gomez conduit Richard Nonas jusqu’aux ruines du hameau abandonné de Vière, que l’on découvre, à 1 200 mètres d’altitude, retirées dans un pli de l’espace et du temps. De cette rencontre vont naître les Edge-Stones : trois alignements constitués de cent quatre blocs sciés dans un calcaire blanc du Luberon. À Vière comme en d’autres sites où le sculpteur américain a réalisé des arrangements au sol, les lignes soulignent les directions du terrain et, en fonction des déplacements du marcheur, matérialisent le jeu des axes, mettant au jour la réciprocité et la relativité des positions. Puissamment synthétiques, elles agissent sur le lieu qu’elles bornent et déploient dans le même mouvement. Introduisant des coupures paysagères en des zones précises et selon des orientations définies, elles ouvrent littéralement le lieu. L’un des arrangements relie, par exemple, le terrain de l’ancienne école aux vestiges d’un moulin, jadis alimenté par un petit canal aujourd’hui comblé. Les Edge-Stones innervent le site de Vière, mettant au jour la force expansive contenue dans le hameau, laquelle s’oppose à l’action invisible des montagnes, qui enchâssent le village en son propre territoire.

Étranger aux stéréotypes en lesquels cherche à se décliner une « provençalité » faussement identitaire, le travail conduit au sein du CAIRN-Centre d’art assume, en revanche, le processus complexe qui, ces dernières décennies, a fait des arts visuels – et des propositions héritées de l’histoire de la sculpture en particulier – des expressions à la fois ouvertes, localisées et temporalisées. Ce bref retour sur quelques soubassements notionnels de l’in situ et de la site-specificity permet, me semble-t-il, de mieux saisir en quoi cette aventure fait sens aujourd’hui, et de quelle manière elle se renouvelle pour que puisse s’inventer des lieux où vivre les lieux.

Marseille, janvier 2013

Fabien Faure

Les limites de la présente contribution ne permettent pas d’évoquer nombre d’autres projets conduits au sein du CAIRN-Centre d’art, tels ceux élaborés par Bernard Plossu, Joan Fontcuberta, Jean-Luc Parant, Trevor Gould, Bertrand Gadenne, Paul-Armand Gette, Andrea Caretto et Raffaella Spagna et, récemment dans le cadre du programme franco-italien VIAPAC (Via Per l’Arte Contemporanea), par Stéphane Bérard, Jean-Luc Vilmouth, David Renaud, Abraham Poincheval, etc. Paul-Armand Gette, Richard Nonas, Joan Fontcuberta et Mark Dion sont également associés à ce programme.

 

 

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EDITO

ORGANISER UN COUP DE DÉS

, and lies listen to,, at the she said as a form of, while he said ? . a , .

 Pour l’édition d’été du magazine uncoupdedés.net, je me suis laissée inspirer par le jeu de dés de Mallarmé afin de m’éloigner d’un texte d’introduction habituel. En allant dans le sens du contenu publié et de l’esprit hétérogène que j’ai rencontré dans le magazine, je me suis limitée à utiliser l’existant (titres et contenus) pour produire une intervention minimale : , and lies listen to,, at the, she said, as a for of, while he said ? . a , . L’économie de mots déploie une dimension visuelle et musicale de l’assemblage, met en lumière l’effort collectif, satisfait à des stratégies magiques, incite à la mémorisation ou, incarne peut-être tout simplement l’acte de base programmé par cette invitation : ORGANISER UN COUP DE DÉS.

Manuela Moscoso

summer_issue

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Architecture fantôme, 2011, Berdaguer & Péjus

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Poinçon, Nicolas Floc’h, exposition à la verrerie de la Rochère, 2012. Production : centre d’art Le Pavé Dans La Mare. Mécénat : verrerie de La Rochère

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Keith Sonnier, Saule pleureur de la série : Blatt, 1999 FNAC 03-044. Dépôt du Cnap - EAC, Donation Albers-Honegger © Yves Chenot pour Adagp

The Innocents © Dora Garcia

Power No Power, by Claudio Zulian, Aulnay-sous-Bois, France, 2013

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La couleur ne brûle pas Elisa Pône & Stéphane Thidet film Super 8 / 2'20 / 2012 co-produit par le Centre d'Art Bastille, Grenoble. Photographie: Stéphane Thidet

vue de l'exposition The Die is Cast, Ryan Gander, 26/06 - 18/10/2009 - J. Brasille/Villa Arson

David Evrard, Spirit of Ecstasy, BLACKJACK éditions et KOMPLOT, 2012

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Alain Bernardini, 'L’origine. Recadrée. Porte-Image, Guillaume, Chantier Giraud BTP, Borderouge Nord, Toulouse 2013', production BBB centre d’art /  commande publique photographique – CNAP

'Bonjour tristesse, désir, ennui, appétit, plaisir' Vue de l’exposition à La Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Photo © Cédrick Eymenier, 2013

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A PROPOS

Fort de son succès et de sa visibilité, uncoupdedés.net réactive et soumet le contenu existant à de nouvelles voix. En 2014 et 2015, plusieurs personnalités étrangères sont invitées, le temps d’une saison, à devenir nos éditorialistes. Il s’agira pour eux de mettre en perspective l’ensemble des contenus du magazine, et de les redéployer au prisme de leur subjectivité et de leurs propres contextes de travail.

Quatre personnalités reformuleront l’action des centres d’art dont ils auront pu percevoir divers aspects à travers le magazine : Catalina Lozano (Colombie), Zasha Colah (Inde), Moe Satt (Myanmar) et Manuela Moscoso (Brésil) : chaque rédacteur en chef « après coup » livrera ainsi un texte transversal, revisitant de façon originale la géographie résolument mouvante des centres d’art.

uncoupdedés.net réitère le défi à la manière du poème de Mallarmé, relancé par la science du montage cinématographique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977). Les invités, provenant d’horizons multiples, élargiront encore davantage le cercle de la parole. Chorale et fragmentaire, uncoupdedés.net tient autant du puzzle que du memory et en appelle naturellement à tous les redécoupages possibles…

MANUELA MOSCOSO

(Sao Paulo, Brésil)

Commissaire d’exposition basée au Brésil, Manuela Moscoso a notamment été commissaire de la 12ème Biennale de Cuenca, Equateur, de l’exposition Yael Davis au Museo de Arte (Rio de Janeiro, Brésil), Fisicisimos, à l’Université Torcuato di Tella, The Queens Biennale au Queens Museum à New York et Before Everything au CA2M (Madrid). Elle forme, avec Sarah Demeuse, Rivet, une agence curatoriale qui explore les notions de déploiement, circulation, pratique, et résonance. Leur recherche a pris corps à travers plusieurs projets en Espagne, en Norvège, au Liban et aux Etats-Unis. Manuela Moscoso est diplômée du Centre des études curatoriales du Bard College.