Conversation avec
Adva Zakai:
Je suis faite de mots

KD : « Un coup de dés » est un site Internet visant à montrer la diversité des pratiques dans les centres d’art en France. Pour Le Quartier, je voulais proposer quelque chose de spécifique qui rendrait compte des activités du lieu (production artistique, médiation, édition), tout en étant à la fois expérimental. Je souhaitais discuter avec vous car vous avez créé trois performances dans le cadre de l’exposition "Papier avec Lune", organisée par Géraldine Longueville au Quartier en 2010, où votre idée était d’incarner l’exposition elle-même en utilisant votre corps, le mouvement, ainsi qu’un texte que vous avez écrit. En vous plaçant debout dans un coin et en touchant les murs, vous avez redirigé l’attention du public vers le bâtiment et l’organisation de l’espace ; vous avez mis en lumière l’aspect collectif de l’art et les interactions entre le commissaire d’exposition, les artistes, les visiteurs ; et vous avez joué sur la temporalité de l’exposition en vous servant d’une forme vivante. Vous vous êtes concentrée sur l’exposition en tant que processus laissant différentes possibilités ouvertes : devenir le cadre de l’exposition (le centre d’art/le directeur de l’espace dans la pièce Opening) devenir un processus/objet (la correspondance écrite/les lettres comme artefacts dans Peforming letter from a letter) et enfin devenir le public (acteur/spectateur dans How I ended up in this position). Tout d’abord, j’aimerais vous demander de nous donner vos impressions sur l’expérience de « devenir le centre d’art », et j’aimerais vous demander d’utiliser ce nouveau support – le site Internet – pour poursuivre l’expérience.

AZ : Dans "Papier avec Lune", Géraldine a réuni des œuvres qui existaient avant le début de l’exposition et qui ont continué à évoluer après la fin de celle-ci. Certaines de ces œuvres vivaient simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du cadre de l’exposition. L’exposition elle-même était là uniquement pour mettre en lumière une étape du processus de chacune de ces œuvres. L’idée était simplement que, parce que tous ces processus étaient rassemblés dans le même espace pour un certain laps de temps, l’évolution de chacun participerait à l’évolution des autres. Durant trois mois, ces œuvres se sont transformées en un organisme vivant. La série de solos était une réaction à cette situation. Le but de cette série était de créer une interaction entre mon corps/mouvement, ma biographie et le contexte de l’exposition (œuvres, espace, visiteurs, commissaire). Je voulais leur imposer un phénomène de co-dépendance et que chacun se reflète dans l’autre. J’ai cherché des points de contact entre différents éléments de l’exposition et, une fois que je les ai trouvés, chaque solo s’est développé pour former un parcours commun. Dans les trois solos, le langage était en quelque sorte le lien entre ces différentes structures. Cela a permis d’induire des doubles voire des triples sens, de sorte que le spectateur pouvait presque choisir quelle voie suivre parmi plusieurs progressant simultanément.

KD : Je trouve le parallèle entre ce travail et celui d’un commissaire d’exposition intéressant, car je pense également qu’organiser une exposition a un rapport avec la co-dépendance.

AZ : Oui, ce contexte artistique permet de créer des liens entre des domaines et des idées qui n’entreraient peut-être pas en contact sinon. C’est intéressant de voir les conséquences sur la perception que l’on a de nous-mêmes et de notre environnement lorsque l’on établit de nouvelles relations entre des systèmes de référence.

KD : Ce contexte artistique – le centre d’art – permet de repousser certaines limites, de créer un espace où théorie et pratique peuvent se rejoindre, ici vous avez surtout travaillé sur l’aspect physique de la danse et le poids des objets, en utilisant le mobilier du centre d’art et ses murs. Opening est un solo dans lequel vous vous tenez debout sur une table dans un coin de l’espace d’exposition. Vos mains touchent les murs, et très lentement vous levez une jambe. Puis, tout en vous efforçant de garder l’équilibre, vous racontez une histoire qui pourrait être votre biographie, l’histoire de l’espace ou l’histoire du directeur d’institution. Il y avait donc une approche tactile qui faisait de cette présence une expérience physique.

AZ : C’est vrai. J’avais besoin des murs pour offrir un appui à mes mouvements, le mouvement m’était nécessaire pour parler de l’espace et l’espace me permettait de réfléchir à ma vie. Un mouvement m’a fait vaciller, mais c’était également la métaphore d’autre chose. Les objets présents dans l’exposition n’étaient pas seulement de la matière, mais aussi le prolongement d’une pensée, un concept sur lequel méditer. Ma biographie n’était pas là pour tenir lieu de confession mais en tant que matière, aussi tangible que les murs, le corps et les objets. Les textures et les fonctions se mélangeaient et créaient (du moins je l’espère) une expérience physique originale...

KD : Et en même temps, il y avait quelque chose de très intime, de très personnel. Je pense que quand vous "devenez l’exposition" vous faites plus que l’incarner – vous l’ "incorporez". La définition d’incorporer est "unir intimement". Avec vos performances, les visiteurs ressentent vraiment cette fusion de l’espace public et privé.

L’intimité émane sans doute de l’étrangeté de ce mélange, qui nous confronte, le public et moi, à des logiques qui nous sont inconnues. Un cambrement du dos était un filtre pour parler d’une lettre, l’espace d’exposition était mon corps, et le fait de parler au public de mon rapport à lui était en fait une analyse de mon rapport à la table sur laquelle je me tenais... Il nous fallait constamment redéfinir notre relation à tous les éléments. Il y a peut-être quelque chose de révélateur dans cette confrontation qui fait naître une forme d’intimité entre les personnes qui partagent l’expérience. Bien sûr, il y a aussi un sentiment intime du fait que dans cette série de travaux, ma vie privée est toujours une des structures impliquées.

KD : Après avoir conçu ces trois solos au Quartier, vous les avez présentés en diverses occasions. Pouvez-vous nous en dire plus sur la dernière présentation à Z33 et nous expliquer pourquoi vous avez pensé mettre un terme à la série à ce moment-là ?

AZ : Quand j’ai exécuté le premier solo au Quartier, vous avez insisté pour que je le fasse debout sur une table afin d’être visible. J’ai d’abord eu l’impression de faire un compromis, mais cette table est rapidement devenue un fil conducteur pour les trois travaux. Elle était dans un premier temps une scène sur laquelle je me produisais, puis elle devenait un deuxième performeur et dans la troisième partie elle faisait partie de mon corps. Il était logique de concevoir un travail qui émancipait la table de moi – qui la laissait s’exprimer sans moi. Et celui-ci faisait sens comme dernier épisode : l’un de nous était parti, la co-dépendance était rompue. J’ai écrit l’histoire, une description de mon rapport à la table jusqu’à ce moment donné. On pouvait d’une certaine manière le comprendre comme le rapport qu’on peut avoir avec un être humain. Ou, plus précisément, comme un rapport avec un objet déterminé par une perception humaine. Une approche similaire à celle sur laquelle les trois solos sont basés. Cette histoire était collée sous la table, donc si vous entriez dans l’exposition, vous ne remarquiez pas qu’elle était là. Les gardiens dans l’exposition étaient en fait des performeurs. Ils présentaient des objets et leurs histoires aux visiteurs. Ils mettaient en lien mon histoire et les solos avec la table et construisaient leur propre relation avec l’objet. Je pensais vraiment que ce serait la dernière phase de ce projet. Mais c’est à ce moment-là que vous m’avez proposé de faire « Un coup de dés » – cette série refusait de « mourir ».

KD : La table a été dessinée pour Le Quartier par Nicolas Floc’h, qui a conçu notre mobilier de bibliothèque comme un ensemble d’éléments modulables... J’aime ce meuble car il correspond totalement à l’idée d’un centre d’art qui peut s’adapter à toutes sortes de pratiques. Vous vous en êtes servis de scène puis d’accessoire pour la performance, mais je n’avais jamais imaginé qu’elle puisse être utilisée en dehors du Quartier. Pourquoi avez-vous choisi de la garder ?

AZ : Il y avait un acte d’appropriation dans le fait de donner à cette table le statut d’œuvre d’art. Cette exposition à Z33 (Hasselt, Belgique), organisée par Åbäke, était intitulée "All the Knives" et révélait le fait que Maki, un des commissaires, gardait diverses petites choses dans son portefeuille (surtout des dépliants, des cartons d’invitation, un morceau de papier qu’il avait reçu d’un chauffeur de taxi, etc). Chaque pièce était porteuse d’une histoire qui appartenait à des temporalités et des espaces différents. Dans les situations informelles, il avait pris l’habitude d’ouvrir son portefeuille et de demander aux gens de choisir quelque chose, puis il leur racontait une histoire menant à autre chose. Son idée pour ce projet (telle que je l’ai perçue) était de penser l’espace d’exposition comme un portefeuille : un endroit contenant des éléments pouvant ne pas paraître particuliers ou artistiques mais qui, une fois qu’on y prête attention, peuvent ouvrir des perspectives dépassant largement leur fonction normale. Dans ce contexte, c’est devenu pour moi une évidence : il fallait que je montre la table !
Maki avait l’habitude d’appeler son portefeuille « The Knife » [Le Couteau] pour différentes raisons. L’une de celles qui m’ont plu est qu’autrefois on ne sortait pas de chez soi sans un couteau, que ce soit pour se protéger, pour chasser ou pour couper quelque chose afin de se nourrir. Mais c’était avant qu’on ait besoin de portefeuilles pour faire tout cela. Et donc, maintenant que le portefeuille remplace le couteau, le portefeuille est le couteau ! J’aimais bien l’idée qu’il y ait un homme avec un couteau et une femme avec une table dans l’exposition. Les deux objets sont chargés de signification, et le cadre de l’exposition leur ôtait toute valeur fonctionnelle.

KD : Après plusieurs variations sur les solos – ils ont pris tour à tour la forme d’une exposition ("Papier avec Lune"), d’un objet (une table) et d’une performance théâtrale –, je vous invite à présent à poursuivre le projet de « devenir un centre d’art », mais dans l’espace virtuel de l’Internet. Savez-vous déjà quelle sera votre approche : incarner l’institution, jouer sur la personnification du site, ou accentuer la nature "impérissable" du projet ?

AZ : Votre proposition est un défi : jusqu’à présent, je pouvais renvoyer une image du centre d’art dans mon corps (et vice versa) parce que tous les deux étaient présents. Mon corps ne peut pénétrer dans l’espace virtuel et mon mouvement n’est pas conditionné par lui. Il y a beaucoup de similitudes entre l’espace virtuel et un centre d’art : tous deux facilitent la mise en relation d’idées distantes, mais aussi des interfaces et des visiteurs. Ce sera intéressant d’explorer cet aspect sur ce support. Mais la question de savoir comment mettre le corps en lien à cela est fascinante. Qu’est-ce que ça signifie de créer une performance pour l’Internet ? Maintenant que je repense au processus dont nous avons discuté durant cet entretien, le seul espace possible pour le prochain épisode est l’espace virtuel. D’abord, la série a quitté Le Quartier et été présentée dans d’autres espaces, puis la performeuse a quitté la série en ne laissant que la table, et maintenant même la table est revenue à sa fonction de tous les jours à la librairie du Quartier. Aussi ce travail peut continuer à exister dans une autre temporalité et un autre espace auxquels aucun mur, aucun performeur de chair et de sang et aucun objet tangible n’appartiennent...




AZ : Où êtes-vous maintenant ?

C : Je suis assis avec le public.

AZ : Comment vous êtes-vous retrouvé là ?

C : J’ai été écarté de la performance.

AZ : Qui vous a fait ça ?

C : Vos mots. Ils se sont approprié mes mouvements.

AZ : Vos mouvements ?

C : En fait, pas les miens, les vôtres. Ceux que j’avais l’habitude d’incarner.

AZ : Je ne vous suis plus. Est-ce que je perds la tête ?

C : Non, c’est moi qui vous égare. J’ai égaré votre esprit il y a déjà longtemps.

AZ : Où est-il passé maintenant ?

C : Dans le cyberespace.

AZ : Et où suis-je ?

C : Si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ?

AZ : Voudriez-vous me rejoindre, où que je sois ?

C : Je ne pourrai pas vous trouver, je ne sais pas à quoi vous ressemblez.

AZ : Mais moi, je sais à quoi vous ressemblez. D’ailleurs, qu’est ce qui a fait que nous soyons, vous et moi, séparés ?

C : Vos mots. Comme ils l’ont fait pour nous tous.

AZ : Quand est-ce arrivé ?

C : Durant une performance.

AZ : Qui performait ?

C : Vous, moi, votre esprit et vos mouvements.

AZ : Où ?

C : Dans un centre d’art en France.

AZ : Y a-t-il une documentation de cette performance ?

C : Non. Vos mots l’ont prise aussi.

AZ : Alors peuvent-il la performer pour moi ?

C : Ils le peuvent, mais seulement si le public veut également la voir.